Nous allons nous pencher sur le sino­gramme yáng, qui appa­raît notam­ment dans l’hexagramme 34, ䷡ La Force du Grand.
Dans la plu­part des tra­duc­tions français­es, il désigne un « béli­er ». Or 羊 yáng sig­ni­fie tout aus­si bien ovins (la famille des mou­tons) que caprins (celle des chèvres). Il ne stip­ule pas non plus le sexe de l’animal en ques­tion.

L’attribution de 羊 au béli­er m’apparaît comme une erreur qui influ­ence la com­préhen­sion de l’Hexagramme.

Pourquoi traduire 羊 yáng par bélier ?

  • 羊 se prononce “yang”. D’où l’attri­bu­tion à un mâle.
    Or, il s’agit là d’un anachro­nisme, puisque l’idéogramme — 陽 yang « soleil » — est absent du texte canon­ique du Yi Jing où le pôle mas­culin est illus­tré par 大 da « grand ».
  • le Béli­er est le signe du mois d’avril dans notre astrolo­gie, mois de l’hexagramme H34 (qui fait par­tie des « cal­endériques »).
  • yáng fig­ure égale­ment dans deux autres hexa­grammes et sem­ble alors décrire un mou­ton. Lors du sac­ri­fice du 6ème trait de l’hexagramme H54, Mariage de la Cadette. Puis au 4ème trait de l’hexagramme H43, Réso­lu­tion, où il est tenu par une longe.
    Rien ne per­met pour­tant d’affirmer qu’il s’agisse alors d’un béli­er, d’un mou­ton, d’une bre­bis, chèvre ou bouc, ou même d’un daim, chevreuil, etc. Quand bien même le sac­ri­fice d’un béli­er, ani­mal de valeur, sem­ble plau­si­ble.
  • Au tour­nant du pre­mier mil­lé­naire de notre ère, le béli­er, cette fois-ci bien mas­culin, était l’ani­mal de l’échange de dons par excel­lence, noble et mas­culin.

Ovin ou caprin ?

Il est impos­si­ble, en se référant à 羊 yáng, de déter­min­er s’il s’agit d’un mâle ou d’une femelle.
Est-il pos­si­ble de tranch­er entre mou­ton et chèvre ?

Les moutons

Les ovins — les mou­tons — sont des ani­maux gré­gaires. Ne par­le-t-on pas des « mou­tons de Panurge » ? C’est pourquoi les mou­tons ne restent au pacage que la nuit, pour les pro­téger des pré­da­teurs. Dans la journée, chien ou berg­er suff­isent pour s’assurer de l’obéissance du trou­peau. De plus, les mou­tons suiv­ent un seul indi­vidu qui n’est pas for­cé­ment un béli­er. Ce peut être une bre­bis.
Les mou­tons ne con­nais­sent donc pas les haies : ils broutent dans de vastes pâtures gardées à min­i­ma.
Comme les mou­tons vivent en trou­peaux, un indi­vidu ne divague que très rarement seul.
Enfin, la forme des cornes des béliers, seuls à en être pourvus, leur inter­dit d’être pris­es dans une haie. Elles ne ser­vent qu’aux com­bats entre mâles. En dehors de ces occa­sions, les béliers sont placides.

Les chèvres

Les chèvres en revanche sont belliqueuses, quelque soit leur sexe.
Chèvres comme boucs por­tent des cornes. Elles sont peu recour­bées et s’empêtrent régulière­ment dans les brous­sailles. Mâles et femelles, les chèvres fon­cent tout droit.
Il n’y a pas de trou­peaux de chèvres. Ce sont des ani­maux indépen­dants qui vaque­nt cha­cun de son côté, désobéis­sent, ren­dant néces­saires bar­rières, haies, etc. Elles sont, comme dans le con­te de la chèvre de M. Seguin, d’une inépuis­able curiosité et ten­tent tou­jours de s’échapper.
Le Yi Jing a été élaboré à par­tir des pre­miers temps de la séden­tari­sa­tion, alors que les paysans chi­nois (pau­vres) occu­paient les val­lées, quand les éleveurs (rich­es) restaient dans les mon­tagnes. Et s’il est bien un ani­mal à l’aise pour l’escalade, c’est la chèvre.
Enfin, le lait de chèvre est le sub­sti­tut tra­di­tion­nel au lait mater­nel.

Dans les mythes grecs

Et juste­ment une chèvre, Amalthée, appa­raît dans les mythes grecs comme nour­rice de Zeus. De ses cornes coulent le nec­tar et l’ambroisie, nour­ri­t­ures divines qui con­fèrent l’immortalité et l’éternelle jeunesse.
La légende racon­te que, tur­bu­lent, Zeus lui avait cassé une corne, dev­enue la fameuse « corne d’abondance ».
Elle racon­te aus­si que pour l’honorer, il a porté sa nour­rice aux nues : elle est dev­enue la con­stel­la­tion du Capri­corne.
Mais une autre his­toire racon­te qu’à la mort d’Amalthée, il a pris sa peau pour en faire un boucli­er, util­isé dans la guerre con­tre les géants et devenu par la suite l’égide d’Athéna.

En clair, la chèvre nour­rit l’esprit (Zeus) en lui prodiguant tout ce qui est néces­saire à sa crois­sance et à sa pro­tec­tion. Tout comme l’esprit, elle est libre d’aller où bon lui sem­ble, est extrême­ment agile, indis­ci­plinée et toute puis­sante.
Dans le même sens, le dic­tio­n­naire Shuōwén Jiězì men­tionne quant à lui 羊 yáng pour ses qual­ités de noblesse, de jus­tice, de pro­bité.
Par­mi les attrib­uts de Zeus, la foudre fig­ure au pre­mier plan et, juste­ment, le Dieu de la foudre chi­nois est lui aus­si lié aux chèvres. La tête de l’une d’entre elles lui sert d’enclume.

La réal­ité des ani­maux tend à indi­quer que yáng se traduit par chèvre, ce que font d’ailleurs les Anglais.

Interprétation de 羊 yáng dans l’hexagramme ䷡ H34

L’hexagramme H34 La Force du Grand traite de décou­vrir ses pro­pres ressources. Lors de l’Hexagramme H01, Elan Créatif, ䷀, le Drag­on apprend petit à petit à se déploy­er. Il n’est “hau­tain” qu’au trait 6, quand il “prend les choses de haut” (Drag­on hau­tain aura des regrets).
Il n’est pas encore ques­tion de cette aisance à l’Hexagramme H34.
Comme dans son retourné H33 ䷠ Retraite, mieux vaut rester chez soi. Mais alors que Retraite décrit une action de repli face à un extérieur pénible, pour recon­stituer ses forces, H34 met en garde con­tre une envie de sor­tir de son pré car­ré.
Cela appa­raît en fil­igrane tout au long des traits où il est recom­mandé avec insis­tance de s’abstenir de l’envie d’en découdre.

Le con­sul­tant, lorsqu’il tire la Force du Grand, doit se deman­der pourquoi l’herbe du voisin serait plus verte que la sienne : imma­tu­rité ? Prob­a­ble­ment. Pul­sion de mort ? Pourquoi pas.
Alors que l’adulte (Da sig­ni­fie aus­si adulte) sait déploy­er ses pro­pres tal­ents, l’ado­les­cent (que l’on peut être à tout âge) veut se con­fron­ter à l’extérieur et y chercher de quoi combler ses faib­less­es, ce qu’il fait, on le sait, avec vir­u­lence.

L’hexagramme H34 est aus­si un cal­endérique qui cor­re­spond au mois d’avril (cf ci-dessus). Le déploiement du Grand est déjà avancé. Mais juste­ment, comme pour un arbre qui ouvre ses feuilles, les ressources sont en soi. A l’instar de l’Hexagramme H43 Réso­lu­tion où appa­raît égale­ment 羊 yáng, sauvagerie, irre­spect, con­duites étour­dies sont poten­tielles et à éviter fer­me­ment.
Une dif­férence fon­da­men­tale, néan­moins, appa­raît dans les juge­ments de ces deux hexa­gramme. Celui de H43, Réso­lu­tion, un des plus longs, intime une stratégie yang, d’un yang calme, mod­éré, maîtrisé. A l’inverse celui de H34 est un des plus courts, tout axé sur sur stratégie yin c’est-à-dire de con­struc­tion et de respect des liens, des fron­tières entre intérieur et extérieur.

N’oublions pas que Blanchette, la folle petite chèvre de M. Seguin, pour brave et curieuse qu’elle ait été, finit quand même dévorée !