Le Yi Jing n’est pas un livre
Un livre pos­sède un début, un développe­ment et une fin. Le Yi jing se présente sous la forme d’un réper­toire, d’un cat­a­logue de 64 sit­u­a­tions-types.
Tout le texte canon­ique (un peu plus de 4000 mots) tient sur une dou­ble feuille rec­to-ver­so. La taille habituelle­ment imposante des ouvrages con­sacrés au Yi Jing est due aux com­men­taires sur le texte ini­tial, voire aux com­men­taires sur les com­men­taires, ou encore à des digres­sions cher­chant à pla­quer le mod­èle des 64 hexa­grammes sur des sys­tèmes philosophiques, énergé­tiques, ésotériques, etc.
Mieux encore si l’on con­sid­ère, comme cer­tains, que le texte canon­ique ne sert qu’à éclair­er la per­cep­tion, la com­préhen­sion des hexa­grammes le Yi Jing se réduit alors à 64 « fig­ures » com­posées de 6 traits con­ti­nus ou redou­blés.

Ceci n'est pas une pipe

Magritte — La Trahi­son des images (1929)

Le Yi Jing n’est pas « la Bible des Chi­nois »
Con­traire­ment à de nom­breux textes sacrés le Yi Jing n’a pas été « révélé » à l’homme par Dieu. Il ne con­tient aucun mys­tère. Il ne néces­site aucune foi.
Il aide sim­ple­ment à penser le monde de façon prag­ma­tique en pré­con­isant la « voie rationnelle ».
En ce sens ce livre fon­da­teur de la pen­sée rationnelle chi­noise ne peut être com­paré qu’au livre fon­da­teur de la pen­sée rationnelle occi­den­tale : « Le dis­cours de la méth­ode ».

Le Yi Jing n’est pas un livre de philoso­phie.

« Au temps du repos, l’homme noble con­sid­ère les signes et se plaît à lire les textes.
Au temps de l’ac­tion, il observe les change­ments et se plaît à faire la con­sul­ta­tion »
C’est un livre de sagesse parce que c’est un livre d’ac­tion : ce qui intéresse les chi­nois n’est pas de décrire le monde, mais d’y vivre. 

Le Yi Jing n’est pas un livre taoïste
Texte fon­da­teur de la pen­sée chi­noise le Yi Jing a inévitable­ment nour­ri les pen­sées taoïste, con­fu­cian­iste et boud­dhiste chi­nois­es sans appartenir à aucune d’en­tre elles. C’est pré­cisé­ment à cause du suc­cès du boud­dhisme en Chine que les moines taoïstes ont en quelque sorte été réduits à pra­ti­quer « le Yi Jing du marché » et pour ce faire à arbor­er encore de nos jours les tri­grammes sur leurs vête­ments.
Une autre source de con­fu­sion provient de l’usage du mot « tao » dans le Yi Jing, en par­ti­c­uli­er dans la phrase habituelle­ment traduite par « Un aspect Yin, un aspect Yang c’est le Tao ». Le mot « tao » exis­tait dans la langue chi­noise bien avant la notion de taoïsme. Il désig­nait au départ sim­ple­ment une route, un chemin et a pris ensuite le sens fig­uré de chem­ine­ment, évo­lu­tion des choses de la vie. Ce n’est que bien plus tard qu’on lui a don­né l’ac­cep­tion util­isée dans le taoïsme.

Le Yi Jing n’est pas un livre div­ina­toire
Il ne prédit pas l’avenir. Il souligne les forces en présence au moment de la con­sul­ta­tion. L’avenir n’y est évo­qué que comme la con­séquence prob­a­ble du poten­tiel actuel… qui peut lui aus­si chang­er.

Le Yi Jing ne décrit pas l’é­tat actuel des choses

Il en décrit le mou­ve­ment. Un peu à la façon d’une pho­togra­phie capa­ble de figer l’ap­parence de l’in­stant, mais inca­pable d’ar­rêter les objets qu’elle représente.

Yi Jing sur pierre

Une par­tie du Yijing gravé dans la pierre (fin de Wu Wang et début de Da Xu). Beilin (la forêt de stèles), Xi’an, province du Shaanxi

Le Yi Jing n’est pas un miroir
Sou­vent assim­ilé à une sorte de « tarot chi­nois », le Yi Jing ne nous présente pas un reflet de la réal­ité sur un mode pro­jec­tif. Un miroir ne nous mon­tre que la forme, l’é­tat des choses. Le Yi Jing en souligne les ten­dances, les poten­tiels en action, de la même façon qu’une bous­sole Feng-Shui (Luo Pan) ou la prise de pouls en énergé­tique chi­noise ren­seignent sur les dynamiques en action.

Le Yi Jing n’est pas un vieux livre chi­nois

C’est le Yi Jing qui a été le socle de la pen­sée chi­noise et non l’in­verse. « Lorsque le doigt mon­tre la lune, l’id­iot regarde le doigt. » Les textes qui nous sont par­venus ont bien été écrits il y a longtemps par des chi­nois. Mais si les lois du change­ment décrites par le Yi Jing ont été appré­ciées des anciens chi­nois, c’est à cause de leur car­ac­tère intem­porel et uni­versel.

Mais en fait que veut dire « Yi Jing » ?

Traduisant « Yi » par « Change­ment » et « Jing » par « Clas­sique, Livre fon­da­teur » on obtient « Clas­sique des change­ments ». Cul­ture et pen­sée chi­noise reposent tra­di­tion­nelle­ment sur cinq clas­siques, cinq livres fon­da­teurs. Pro­mu depuis la dynas­tie des Han en tête de ces clas­siques, le Yi Jing devait autre­fois être appris par cœur par les aspi­rants fonc­tion­naires.

Pourquoi la notion de change­ment est-elle pri­mor­diale pour les chi­nois ?

La Chine a tou­jours été un peu­ple de la terre et séden­taire, con­sti­tué pour l’essen­tiel de paysans. L’a­gri­cul­ture prend appui sur les alter­nances de cli­mats, de saisons. Dans l’idéo­gramme « Yi » appa­rais­sent les gra­phies « soleil » et « pluie ». Alter­nance de soleil et de pluie, c’est tout ce que demande un paysan pour faire fruc­ti­fi­er son tra­vail. « La seule chose qui ne chang­era jamais, c’est que tout change tou­jours tout le temps… ».Par analo­gie avec la cul­ture du végé­tal, les chi­nois ont véri­fié de façon prag­ma­tique que « Com­pren­dre et prévoir les flux de la vie pour dynamiser son effort per­son­nel con­duit inévitable­ment à la crois­sance ».

En quoi le Yi Jing a‑t-il influ­encé la pen­sée chi­noise ?

Le Yi Jing est à l’o­rig­ine de l’ensem­ble de la pen­sée chi­noise. L’écri­t­ure chi­noise a été en par­tie conçue et util­isée pour mémoris­er les for­mules orac­u­laires.
Penser avec des idéo­grammes (puisqu’on pense tou­jours avec les mots avec lesquels on écrit) con­duit à con­sid­ér­er la glob­al­ité comme une évi­dence. L’écri­t­ure chi­noise utilise des zones du cerveau dif­férentes de celles req­ui­s­es par la lec­ture alphabé­tique : le cerveau gauche traduit les mots occi­den­taux en addi­tion­nant la séquence des let­tres qui les com­posent. Les idéo­grammes chi­nois sont lus par le cerveau droit, celui de la « recon­nais­sance de forme », le même qui nous per­met de recon­naître le vis­age d’une per­son­ne des années après. Ce cerveau est capa­ble depuis une vision glob­ale de déduire l’essen­tiel.
Taoïsme, con­fu­cian­isme, boud­dhisme chi­nois, médecine chi­noise, feng­shui, arts mar­ti­aux chi­nois… se sont tous nour­ris de cette approche glob­ale s’ex­p­ri­mant par alter­nance et com­plé­men­tar­ité.

Com­ment le Yi Jing est-il con­sid­éré aujour­d’hui en Chine ?
Le Yi Jing est d’une part con­sid­éré comme une super­sti­tion de l’an­ci­enne société : celui dont nous par­lons habituelle­ment est le Yi Jing des let­trés, le Yi Jing con­fucéen, mais il en existe une dérive vul­gaire « le Yi Jing du marché », avec lequel des devins prédi­s­aient le futur aux paysans illet­trés con­tre rétri­bu­tion, un peu comme nos car­toman­ci­ennes et autres diseurs d’horo­scope. Assim­ilé à une super­sti­tion de l’an­cien sys­tème féo­dal, sa pra­tique « div­ina­toire » a donc à ce titre été offi­cielle­ment inter­dite …inter­dic­tion bien enten­due appliquée selon l’humeur poli­tique du moment !
Le « Clas­sique des Change­ments » est d’autre part regardé comme un tré­sor de l’an­ci­enne Chine, racine de la civil­i­sa­tion chi­noise. Des dizaines de pro­fesseurs sont payés par le gou­verne­ment pour l’é­tudi­er et expos­er leurs con­clu­sions au cours de sym­po­siums inter­na­tionaux sur l’art de « gér­er l’im­prévu ». Des résul­tats remar­quables sont en effet obtenus par l’ap­pli­ca­tion de la vision « Yi Jing » à la ges­tion des séismes ou l’analyse des rap­ports de force dans une entre­prise.

Et le Yin Yang dans tout çà ?

« Yang est ce qui a envie de devenir Yin. Yin est ce qui a envie de devenir Yang » (Wang Bi, philosophe chi­nois du 3e siè­cle) .
Yin Yang végétalL’analyse des idéo­grammes per­met de traduire cette dynamique par « Yang : le soleil se sépare de la pluie », « Yin : les nuages s’ac­cu­mu­lent ». Ces deux notions représen­tent bien autre chose que des états : au pire elles décrivent un change­ment d’é­tat. Ce sont plus pré­cisé­ment des change­ment de cli­mat, de saisons, l’évo­ca­tion de la vari­a­tion de la trame, du fond qui con­stituent les événe­ments et sur lesquels s’ap­puient nos actions. Nous sommes loin de la tra­duc­tion la plus répan­due de Yin-Yang : Féminin-Mas­culin. Homme/Femme sont en effet des caté­gories sta­bles. On s’in­car­ne inévitable­ment et de façon défini­tive homme ou femme. Cette vision « sex­uée » nég­lige donc l’essen­tiel : la capac­ité à man­i­fester sous des formes apparem­ment opposées un même flux selon des vari­a­tions cycliques (alter­nances jour/nuit ou saisons).
Et c’est dans le Yi Jing qu’ap­pa­raît la pre­mière descrip­tion syn­thé­tique du cou­p­leYin Yang : « Un yin, un yang, c’est ain­si que cela fonc­tionne ». Il s’ag­it bien ici d’un cou­ple (au sens énergé­tique !), comme celui con­sti­tué par les deux bras d’un pédalier, sem­blant agir en direc­tions invers­es, mais par­tic­i­pant et nour­ris d’un même élan. Le génie de la pen­sée chi­noise réside par-dessus tout dans la représen­ta­tion au sein du Yi Jing de Yin et Yang sous la forme élé­men­taire de traits redou­blés ou con­ti­nus. Grâce à cette abstrac­tion géométrique l’élab­o­ra­tionYin Yang des hexa­grammes per­met en effet à n’im­porte qui de lire et (poten­tielle­ment… !) de com­pren­dre l’or­gan­i­sa­tion dynamique des 64 sit­u­a­tions-types du Yi Jing sans néces­saire­ment appren­dre le chi­nois ou lire une tra­duc­tion.

Quel peut être l’ap­port du Yi Jing à la pen­sée occi­den­tale ?
Notre vision cartési­enne a pour socle la cul­ture judéo-chré­ti­enne, elle-même ancrée dans la pen­sée pla­toni­ci­enne. Y sont dévelop­pées les notions de vérité (par essence éphémère) et d’idéal (par essence inac­ces­si­ble). L’in­tel­lect occi­den­tal, pas­sant de l’idée à l’idéal, court le risque de met­tre hors d’at­teinte ce qu’il vise et s’ef­force cepen­dant de se rap­procher au plus près de la déf­i­ni­tion par­faite, du mod­èle imag­iné. Il utilise d’or­di­naire pour ce faire une approche « en ligne droite » cher­chant à reli­er sit­u­a­tion de départ et objec­tif par la voie géométrique­ment la plus courte. En cours de route, l’analyse de l’évo­lu­tion des cir­con­stances et la com­para­i­son au « mod­èle ini­tial » con­duit à révis­er l’ori­en­ta­tion, voire le mod­èle. On pour­rait résumer cela par « voie du raison­nement ». Nég­ligeant les « déf­i­ni­tions défini­tives », le Yi Jing sug­gère lui aus­si l’adap­ta­tion aux cir­con­stances, mais observe égale­ment que le con­texte va inévitable­ment chang­er, évoluer vers des formes présen­tant une forte analo­gie avec des sit­u­a­tions déjà vécues. L’ex­péri­ence mon­tre par exem­ple qu’après la sai­son chaude vien­nent inévitable­ment humid­ité et froid glob­ale­ment ana­logues à ceux que nous avons con­nu l’au­tomne et l’hiv­er précé­dents. On pour­rait résumer cela par « voie rationnelle ». Le Livre des Change­ments s’at­tache donc à nous révéler les ger­mes, les poten­tiels con­tenus dans la sit­u­a­tion actuelle. Loin de nous dévoil­er l’in­con­nu, il nous per­met sim­ple­ment de recon­naître par analo­gie ce que nous con­nais­sons déjà. Ayant iden­ti­fié ce qui est « por­teur » on le chevauche alors pour réalis­er ses objec­tifs, ou au pire atten­dre le moment prop­ice. Le Yi Jing per­met ain­si à la pen­sée occi­den­tale de gliss­er du « défi­ni » au « per­pétuel ».

Cet arti­cle ici est très inspiré et une libre inter­pré­ta­tion des pro­pos de Cyrille Javary

CRÉDITS IMAGES : Wikimedia Common licence CC-BY-SA revue par Pierre Lautier.; René Magritte ; freeimages.com.;