La notion de milieu juste, d’équilibre, est fondamentale aussi bien dans la mythologie grecque que dans le Yi Jing. Dans les deux civilisations, il importe d’être en accord avec l’ordre de l’univers. Ce principe, s’il apparaît en filigrane partout chez les dieux grecs comme dans le Yi Jing, est spécifiquement décrit par la Titanide Thémis et ses filles, les Heures, et en parallèle par les hexagrammes 60, mesure 節 et 21, mordre et unir 噬嗑.
Le parallèle est certes quelque peu audacieux. Cependant, dieux comme hexagrammes représentant des forces à l’œuvre, il est parfois possible de relever de merveilleuses ressemblances. C’est le cas ici.
Thémis et l’hexagramme 60 “Mesure” 節
Μηδὲν ἄγαν, mêdèn agan, ” rien de trop “…
De la mesure en toute chose… Cette maxime gravée en même temps que le fameux γνῶθι σεαυτόν, gnỗthi seautón, “connais-toi toi-même”, au fronton du temple de Delphes est d’une importance particulière pour les Grecs, comme la notion de mesure 節 dans le Yi Jing. Relevons au passage que Thémis, la grande devineresse, a précédé Apollon à Delphes.
Mesure, 節, montre l’harmonie du déploiement par son image ䷻ au rythme régulier, fluide, qui se déploie en s’appuyant sur la base ferme de ses deux traits yang.
Son nom, 節, qui signifie nœud de bambou certes, mais aussi tempérance, règle et rythme indique l’importance du juste milieu au cœur de ce déploiement.
Enfin son jugement enjoint lui aussi à la mesure, à la justesse, met en garde contre l’excès.
L’énergie de Mesure est par là semblable à celle de la Titanide Thémis.
Nés de Gaïa la Terre et d’Ouranos le Ciel, principes de la dualité, les Titans, genèse du vivant, sont gigantesques et sauvages, démesurés. Ils engendrent à leur tour les dieux. Plus petits, “civilisés”, les dieux ordonnent le monde. Cette quatrième génération est celle de la raison, les dieux de l’humanité.
La plupart des Titans, devenus alors inutiles, sont relégués dans le Tartare. Quelques-uns, encore nécessaires, demeurent dans les mythes. C’est le cas de Thémis, la déesse de la justice ou plus précisément des “lois divines”.
Le nom Thémis provient de la racine dhē- ” mettre en place “, que l’on retrouve dans le mot θεός, dieu. Thémis est celle qui trouve une place pour chaque chose et met chaque chose à sa place.
Elle est présente chez les humains car la vie a besoin d’ordre. Chaque cellule remplit son rôle, les saisons se succèdent, les sociétés s’organisent, etc.
Deuxième épouse de Zeus, Thémis est représentée au pied de son trône, tenant une balance. Les dieux sont les garants de l’harmonie de l’univers.
Au plan humain, le maintien de l’équilibre est représenté par les filles de Thémis, les Heures, qui ressemblent beaucoup à l’hexagramme 21, mordre et unir 噬嗑
L’hexagramme 21 “Mordre et unir” 噬嗑 et les Heures
Mordre et unir 噬嗑 décrit les moyens d’une action qui ramène et/ou garantit la l’harmonie.
噬 : manger, mâcher.
嗑 : manger, mordre.
Ces deux idéogrammes ont en commun le dessin de la bouche 口. Au premier s’ajoute 筮, signe des chamanes aux bambous, et au second 盍, signe d’un récipient et de son couvercle bien ajusté.
A la bouche, orifice qui sert à la mastication comme à la parole on adjoint la compréhension des lois divines (le travail des chamanes) et leur ajustement. Pour unifier les choses, il faut les avoir comprises (mastiquées) et assimilées. Quant au jugement, étonnant et lapidaire, il conseille de se pourvoir en justice. Dans l’idéal, un procès rétablit la justice : il éclaircit une situation puis la fait rentrer dans le cadre des lois, divine ou à défaut sociales.
Faire rentrer les choses dans un cadre, c’est là le travail des trois filles de Thémis et de Zeus, les Heures (Ὧραι, Hôrai). Elles président au bon déroulement du temps, rythment les vies humaines et précisent la notion d’harmonie.
Pour cette raison, elles ont deux fonctions majeures.
- Elles sont les gardiennes des portes de l’Olympe. En d’autres termes, elles en interdisent l’accès aux indésirables et évitent ainsi les perturbations du système.
- Elles président également à la toilette d’Aphrodite, la déesse de l’amour. Devenue au fil des siècles la déesse de l’érotisme, Aphrodite est à l’origine la grande déesse de l’union, cette force ressentie au printemps. En la purifiant, les Heures assurent la fluidité du mouvement de vie.
En dehors de leur rôle commun, elles ont des spécificités.
- Eunomie met chaque chose à sa juste place. Elle est l’équité, la notion de l’impeccable.
- Diké est la justice morale, c’est-à-dire la juste manière d’agir.
- Eiréné est la paix.
Toutes trois personnifient les saisons. Elles régulent les vies humaines.
Ainsi, le Yi Jing et la mythologie grecque nous enseignent les forces du monde, les lois divines. A défaut, ils nous indiquent aussi les règles de rapports sociaux harmonieux. Reste à les écouter…