Tri­grammes, Élé­ments Naturels et Hexa­grammes

Un hexa­gramme se con­stru­it et se lit de bas en haut, le tri­gramme “du bas” cor­re­spond donc aux trois pre­miers traits de l’hexagramme, les traits “du bas”, tan­dis que le tri­gramme “du haut” se com­pose des trois derniers traits, les traits du “haut”.

Ain­si pour l’hexagramme H14 ䷍ le tri­gramme du bas est , tan­dis que le tri­gramme du haut est .

La jus­ti­fi­ca­tion “naturelle” du con­seil stratégique pro­posé dans chaque Grande Image sem­ble provenir de la posi­tion et/ou l’action rel­a­tive des tri­grammes haut et bas.

Mais le lien entre tri­grammes et élé­ments naturels est tacite : à aucun moment les tri­grammes ne sont nom­més. L’association entre chaque tri­gramme et un ou plusieurs élé­ments naturels est certes établie dans plusieurs chapitres de la Huitième Aile, et les mots choi­sis pour évo­quer les élé­ments naturels dans la Grande Image cor­re­spon­dent presque tous ou vari­ent très peu de ces déf­i­ni­tions. Nous traiterons ultérieure­ment en détail ces cor­re­spon­dances indi­vidu­elles.

Dans un arti­cle récent de l’Encyclopédie du Yi Jing (lien) Georges Saby :

- démon­tre que les tri­grammes ne sont pas explicite­ment nom­més, ou plus pré­cisé­ment que lorsque leur nom appa­raît c’est pour men­tion­ner l’hexagramme cor­re­spon­dant

- relève la con­fu­sion de cer­tains auteurs (dont Eti­enne Perrot/Richard Whilelm mais surtout de façon sur­prenante l’excellent Michel Vino­grad­off) entre les tri­grammes et les élé­ments naturels.

Ces con­fu­sions ont des orig­ines pré­cis­es, toutes situées au coeur des Dix ailes  :

- Le réc­it mythologique de l’invention des tri­grammes, au sec­ond chapitre de la Six­ième Aile.

- Les “Expli­ca­tions sur les struc­tures” qui con­stituent la Huitième Aile.

Cepen­dant avant d’aborder le lien entre tri­grammes et élé­ments naturels un détour par les deux pre­miers chapitres de la Six­ième Aile est néces­saire. Des pré­ci­sions impor­tantes con­cer­nant les tri­grammes, les hexa­grammes et les traits y sont en effet don­nées. S’appuyant sur ces fon­da­men­taux nous pour­rons abor­der effi­cace­ment, dans un arti­cle à venir, l’étude des rap­ports entre les élé­ments naturels de la Grande Image. Cette com­préhen­sion est en effet essen­tielle pour notre tra­duc­tion et une approche trop rapi­de ne per­me­t­trait pas de véri­ta­ble pro­grès.

L’invention des tri­grammes …redou­blés

Le Da Zhuan “Grand Com­men­taire”, égale­ment nom­mé Xi Ci Zhuan “Com­men­taire sur les paroles annexées”, est de l’avis général con­sid­éré comme l’un des textes fon­da­teurs de la pen­sée chi­noise (c’est par exem­ple au Cinquième chapitre de la Cinquième Aile (!) que les ter­mes Yin et Yang appa­rais­sent pour la pre­mière fois avec le sens sym­bol­ique que nous con­nais­sons : 一阴一阳之谓道 “Un coup yin, un coup yang, c’est comme ça que tout fonc­tionne” (selon la tra­duc­tion désor­mais célèbre de Jean-François Bil­leter)).

Con­sti­tué de deux par­ties il cor­re­spond aux Cinquième et Six­ième des Dix Ailes.

La Cinquième Aile présente surtout les élé­ments et con­cepts de façon théorique, alors que la Six­ième Aile reprend les mêmes élé­ments pour une appli­ca­tion à la pra­tique div­ina­toire.

Le réc­it de la créa­tion des tri­grammes par Fu Xi appa­raît au début de la sec­onde sec­tion de la six­ième Aile.

Nous avions abor­dé ce texte (lien) sous un autre angle il y a quelques années lors de la série d’articles “Div­ina­tion et Vision Juste” :

Jadis, Bao Xi, roi du monde, leva la tête et obser­va les phénomènes dans le Ciel, bais­sa les yeux et obser­va les man­i­fes­ta­tions sur la Terre.

Il obser­va les signes dis­tin­guant les oiseaux et les quadrupèdes, ain­si que les agence­ments du sol.

Il con­tem­pla et dis­cer­na en lui-même pour ce qui était à prox­im­ité, et par­mi les dix mille êtres pour ce qui était dis­tant.

C’est ain­si qu’il conçut les huit tri­grammes, s’étant pénétré de la clarté du Ciel et de la Terre et inspiré de leurs ver­tus, afin de clas­si­fi­er les dix mille êtres par leurs natures.

Dans ce réc­it il n’y a aucune men­tion de la con­struc­tion des hexa­grammes par super­po­si­tion de tri­grammes. Il s’agit sim­ple­ment de l’établissement d’un rap­port, d’une analo­gie, entre

- les phénomènes observ­ables dans le Ciel et sur la Terre

- les traces lais­sées par les ani­maux et le minéral

- l’observation des sen­sa­tions internes

- de façon générale le com­porte­ment de tous les êtres vivants

et les 八卦 bā guà, huit tri­grammes.

Cepen­dant, et apparem­ment sans aucun lien, la suite du texte de la six­ième aile évoque suc­ces­sive­ment les hexa­grammes H30, H42, H21, puis un peu plus loin H01 et H02, H59, H17, H16, H62, H38, H34, H28 et pour finir H43. Asso­ciant cha­cun de ces hexa­grammes à une inven­tion tech­nique ou cul­turelle. L’évolution de la civil­i­sa­tion est ain­si décrite comme un chem­ine­ment de H30 à H43 : des cordelettes à l’écriture.

Mais en défini­tive la véri­ta­ble source de con­fu­sion, lais­sant sup­pos­er l’élaboration des hexa­grammes à par­tir des tri­grammes, appa­raît au tout début du pre­mier chapitre de la Six­ième Aile, dont la sec­onde des qua­tre pre­mières lignes men­tionne les fruits du “redou­ble­ment des tri­grammes”.

八卦成列,象在其中矣。

因而之,爻在其中矣。

剛柔相推,變在其中矣。

繫辭焉而命之,動在其中矣。

Texte que Michel Vino­grad­off traduit ain­si :

Les huit tri­grammes accom­plis­sant la mise en ordre, les aspects sont con­tenus en eux.

C’est pour cela qu’en les redou­blant, les traits sont con­tenus en eux.

Ferme et sou­ple procé­dant l’un par l’autre, les change­ments sont con­tenus en eux.

Les expres­sions étant reliées et insti­tuées, les mou­ve­ments sont con­tenus en elles.”

D’autres tra­duc­teurs vont dans le même sens pour cette sec­onde ligne, par exem­ple :

- James Legge  :

“They were then mul­ti­plied by a process of addi­tion till the (six) com­po­nent lines appeared.”

(Puis ils ont été mul­ti­pliés par un proces­sus d’ad­di­tion jusqu’à ce que les (six) lignes com­posantes appa­rais­sent.)

- Eti­enne Per­rot  :

“En tant qu’ils sont ensuite redou­blés, les traits y sont con­tenus.”

- Richard John Lynn  :

“And so, when they [the sages] dou­bled these, the lines were present there with­in them.”

(Et ain­si, quand ils [les sages] les ont dou­blé, les lignes furent présentes en eux.)

C’est cette expres­sion “en les redou­blant”, suiv­ie quelques lignes plus bas du réc­it de la genèse des tri­grammes, qui per­met ain­si d’imaginer, à tort, l’élaboration postérieure des fig­ures à 6 traits par redou­ble­ment des fig­ures à 3 traits.

Ceci étant éclair­ci la tra­duc­tion de ces qua­tre lignes par Michel Vino­grad­off reste, à pre­mière lec­ture, assez ésotérique :

- que doit-on, par exem­ple, com­pren­dre par “les traits sont con­tenus en eux”  ? Et à quoi “eux” fait-il référence  : tri­grammes, aspects, hexa­grammes ?

- con­cer­nant les tri­grammes que veut dire “accom­plis­sant la mise en ordre”  ?

Pre­mières con­sid­éra­tions pour la pra­tique

La Six­ième Aile est une référence indis­pens­able pour la pra­tique div­ina­toire du Yi Jing.

Une com­préhen­sion claire de cette sec­tion est donc fon­da­men­tale dès que l’on veut appro­fondir l’étude du Livre des Change­ments.

Son pre­mier chapitre en par­ti­c­uli­er nous éclaire sur le fonc­tion­nement et la dynamique des élé­ments et con­cepts sur lesquels s’appuie le Yi Jing. Sa direc­tion générale est l’établissement des ver­tus de la sagesse sur la base de la con­stance des ver­tus du Ciel et de la Terre, la com­préhen­sion des change­ments, et la mise en œuvre des mou­ve­ments pro­posés par les con­seils des for­mules div­ina­toires.

Le pas­sage de la con­stance fon­da­men­tale à la sagesse humaine est établi par la mobil­i­sa­tion et l’imbrication de notions ou valeurs impor­tantes pour le Yi Jing et la pen­sée Chi­noise. Les mots qui expri­ment ces valeurs peu­vent être com­pris soit en tant que notions philosophiques clés, soit par un usage triv­ial et prag­ma­tique. La Six­ième Aile con­cer­nant d’avantage la dynamique et la mise en appli­ca­tion, une ter­mi­nolo­gie sim­ple et pra­tique ne sera donc jamais à exclure.

Les qua­tre pre­mières lignes de ce pre­mier chapitre peu­vent être con­sid­érées comme un résumé du chapitre entier.

Struc­ture des qua­tre pre­mières phras­es

- Les qua­tre pre­mières phras­es sont toutes com­posées de deux mem­bres (séparés dans notre ver­sion par une vir­gule)

八卦成列,象在其中矣。

因而之,爻在其中矣。

剛柔相推,變在其中矣。

繫辭焉而命之,動在其中矣。

- le sec­ond mem­bre de phrase se ter­mine tou­jours par les qua­tre mêmes car­ac­tères “在其中矣” que l’on peut effec­tive­ment mais pro­vi­soire­ment traduire par “sont con­tenus en eux”.

L’expression régulière en fin de phrase

Les trois pre­miers mots com­posent l’expression “在其中” que le dic­tio­n­naire Ric­ci traduit par “Par­mi ces…; inclus ; au nom­bre de ces…”.

- 在 zāi veut dire “être dans, dépen­dre de”. Le Shuo Wen explique que le car­ac­tère se com­pose du lieu où l’on est (土 tǔ) et des qual­ités pro­pres (才 cái) : appli­quer son 才 activ­ité dans un 土 lieu . D’où la notion à la fois d’être présent et d’être au présent, présen­te­ment : ici et main­tenant. Notons égale­ment le sens de “laiss­er les êtres où et comme ils sont naturelle­ment”. Ce car­ac­tère appa­raît 16 fois dans le texte du Yi Jing dont 6 fois à la pre­mière ligne de la Grande Image .

- 其 est générale­ment con­sid­éré comme un pronom per­son­nel de la 3ème per­son­ne exp­ri­mant l’appartenance ou la dépen­dance : “son, ses, par­mi eux”. Mais il peut égale­ment avoir le sens d’une tran­si­tion, entre deux élé­ments de phrase : “de telle sorte que, ensuite, ”. A l’origine cet idéo­gramme représen­tait un tamis en bam­bou sur son sup­port. Ce car­ac­tère est très com­mun et appa­raît 112 fois dans le texte du Yi Jing.

- 中 zhōng exprime lui aus­si les notions de “être à l’intérieur, par­mi”. Il appa­raît 24 fois dans le texte du Yi Jing dont 8 fois à la pre­mière ligne de la Grande Image et une fois à la sec­onde ligne au titre de l’hexagramme 61 “中孚 zhōng fú Juste con­fi­ance”.

- Le dernier car­ac­tère 矣 yǐ “eux” peut faire référence soit aux “八卦” huit tri­grammes men­tion­nés au début du para­graphe, soit aux qual­ités ou car­ac­téris­tiques intro­duites dans le pre­mier mem­bre de la phrase en cours. Mais en dernière posi­tion d’une phrase 矣 indique plutôt un fait accom­pli, une chose cer­taine, une con­séquence néces­saire ou un juge­ment défini­tif : “assuré­ment”.

Par la répéti­tion et le ren­force­ment l’expression 在其中矣 for­mule donc une forte idée d’inclusion, d’appartenance, de pro­priété indis­cutable.

Cette “pro­priété” est définie par le mot qui précède l’expression com­mune “在其中矣”. Ce terme, dif­férent pour cha­cune des qua­tre lignes, exprime chaque fois un con­cept dont la com­préhen­sion est impor­tante pour un usage appro­fon­di du Yi Jing. Sa posi­tion cen­trale dans cha­cune des phras­es (très exacte­ment pour les trois pre­mières ! ) et la présence du terme “中孚 zhōng juste, cen­tre” soulig­nent prob­a­ble­ment le car­ac­tère cen­tral de ces notions.

Les pro­priétés ou “mots-résul­tats”

- en phrase 1  : 象 xiàng “aspect”. C’est le même mot que dans “Grande Image”. Représen­tant un éléphant il peut sig­ni­fi­er aspect, forme, représen­ta­tion, sym­bole, ori­en­ta­tion. Cha­cun des huit tri­grammes exp­ri­mant sous un angle dif­férent, la man­i­fes­ta­tion d’une même Unité ini­tiale nous retien­drons donc pour le moment “aspect” qui implique les notions de point de vue et de par­ti­c­uli­er.

- en phrase 2  : 爻 yáo “trait”. Lignes qui com­posent les hexa­grammes. Il s’agit soit d’une ligne yin 陰爻 yīn yáo fig­urée par un trait hor­i­zon­tal dis­con­tinu ou d’une ligne yang 陽爻 yáng yáo fig­urée par un trait hor­i­zon­tal con­tinu. Les textes du Yi Jing canon­ique qui cor­re­spon­dent à cha­cun des six traits sont ain­si appelés 爻辭 yáo ci “Expli­ca­tions sur les traits”.

Men­tion­nons égale­ment l’expression 爻象 qui com­bine 爻 yáo “trait” et 象 xiàng “aspect”  : aspect exprimé par la com­po­si­tion des 六爻 liù yáo (six traits) ou les six 六位 liù wèi (six posi­tions) d’un hexa­gramme.

La gra­phie de l’idéogramme est très per­ti­nente pour notre texte : il s’agit du même signe (deux lignes entre­croisées) super­posées, redou­blées. Cela vient donc en écho au redou­ble­ment des tri­grammes dans la même phrase. Les deux lignes entre­croisées fig­urent selon le Shuo Wen “l’entrecroisement des influ­ences du Ciel et de la Terre sur les Dix mille êtres de l’univers”. Les Leçons Éty­mologiques de Wieger men­tion­nent ”action et réac­tion mutuelle”. Nous ver­rons bien­tôt que cela con­stitue pré­cisé­ment l’introduction de la troisième phrase…

- en phrase 3  : 變 biàn “change­ment”. Il ne s’agit pas de 易 yì util­isé pour 易經 yì jīng “Livre des Change­ments”. La trans­for­ma­tion décrite ici est soudaine et rad­i­cale, du yin en yang ou inverse­ment. Ce mot est égale­ment util­isé aux lignes 5 et 6 de l’hexagramme 49  “Muer”.

- en phrase 4  : 動 “mou­ve­ment”. Peut égale­ment sig­ni­fi­er “action, mise en œuvre, util­i­sa­tion, émo­tion, agi­ta­tion, soudaineté”, mais désigne surtout, en philoso­phie chi­noise “le mou­ve­ment pro­pre aux êtres vivants, la man­i­fes­ta­tion de ce qui les ani­me”. Ce mot est égale­ment util­isé à la ligne 6 de l’hexagramme 47  “Encer­cler”.

Voici donc pour les “mots-résul­tats”.

…Ce qui est à l’origine, ce qui “con­tient” ces résul­tantes est défi­ni dans le pre­mier mem­bre de cha­cune des qua­tre phras­es :

Pre­mier mem­bre de la pre­mière phrase

- La tra­duc­tion des deux pre­miers mots de la pre­mière ligne 八卦 bā guà est aisée : “les huit tri­grammes”. Nous savons que 卦 gua peut égale­ment sig­ni­fi­er “hexa­grammes” mais lorsqu’on par­le des “huit guas” il est admis qu’il s’agit tou­jours des tri­grammes.

- Les deux mots suiv­ants 成列 con­stituent une expres­sion qui selon le dic­tio­n­naire Ric­ci se traduit par “For­mer des rangs ; align­er. En ligne[s] (par oppo­si­tion à : en colonne[s])”.

Pre­mier mem­bre de la sec­onde phrase

Les deux pre­miers ter­mes de la sec­onde ligne 因而 yīn ér sig­ni­fient habituelle­ment lorsqu’on les lit ensem­ble “C’est pourquoi ; en con­séquence ; par con­séquent.”

Mais si on les con­sid­ère séparé­ment :

- le sens courant de 因 yīn “à cause de” peut dériv­er en “selon, suc­céder, pren­dre appui, être en con­tact, con­tigu ou relié, comme, de même, et même indi­quer une opéra­tion de mul­ti­pli­ca­tion… L’étymologie de 因 mon­tre 大 un homme assis sur 囗 un tapis, d’où l’idée d’être posé sur quelque chose. Nous retien­drons donc l’idée de super­po­si­tion.

- 而 ér quant à lui indique en général une liai­son, un pro­longe­ment, mais peu égale­ment pren­dre le sens d’une oppo­si­tion ou d’une vari­a­tion : “mais, et cepen­dant”.

La lec­ture de l’expression pour­rait alors devenir quelque chose comme “ Mais si l’on pro­longe”.

- Le qua­trième mot de la sec­onde ligne 之 zhī fait référence à ce qui était cité avant, plus prob­a­ble­ment “les huit tri­grammes” que “les aspects”.

- Nous arrivons enfin au troisième mot de la sec­onde ligne, celui que la plu­part des auteurs traduisent par “redou­bler” : 重. Ce terme com­porte deux sens dif­férents : pronon­cé zhòng il sig­ni­fie “poids, lourd, impor­tant, dif­fi­cile, acca­bler” ; pronon­cé chóng il veut dire “dou­bler, redou­bler, dou­ble, être sem­blable à, répéter, réitér­er, de nou­veau, deux ou plusieurs fois”. Mais un sens com­mun appar­tient aux deux pronon­ci­a­tions : épais­seur, couche, étage…

Revenant à la locu­tion de la pre­mière phrase 成列 “en ligne[s] (par oppo­si­tion à : en colonne[s])” nous pou­vons com­pren­dre que l’on par­le alors des tri­grammes dis­posés au même niveau les uns que les autres (en ligne hor­i­zon­tale). Lorsqu’on les présente dif­férem­ment, c’est-à-dire en les super­posant en colonnes ver­ti­cales on obtient un autre effet  : là où seules les qual­ités pro­pres du tri­gramme (l’aspect) étaient vis­i­bles, la super­po­si­tion per­met de faire émerg­er les car­ac­téris­tiques de cha­cun des traits.

Il faut ici évo­quer une autre pos­si­bil­ité théorique : le redou­ble­ment pour­rait être celui du même tri­gramme, comme par exem­ple ䷹ H58 et du coup ne con­cern­er que huit hexa­grammes ! Mais oublions un instant cette hypothèse…

En résumé  :

“Un tri­gramme est une entité, un aspect en soi.

Un hexa­gramme est un ensem­ble de six car­ac­téris­tiques.”

Ce qui est affir­mé ici n’est pas la genèse des hexa­grammes à par­tir des tri­grammes, mais le raf­fine­ment sup­plé­men­taire que per­met l’analyse des hexa­grammes. Les tri­grammes fonc­tion­nent d’avantage comme des arché­types.

En d’autres ter­mes :

“Les traits ne pren­nent de sens que par la super­po­si­tion des tri­grammes”.

Con­tin­uons notre analyse du texte  :

Pre­mier mem­bre de la troisième phrase

- Les deux pre­miers mots de la troisième ligne 剛柔 gāng róu sig­ni­fient selon le dic­tio­n­naire Ric­ci “dur et ten­dre ; énergique et mou”. A la même entrée du dic­tio­n­naire il y a l’indication : “Le cou­ple 剛柔 gāng róu est l’équivalent ter­restre du cou­ple céleste 陰陽 yīn yáng”.

Une tra­duc­tion com­plète de cette phrase est pro­posée par le dic­tio­n­naire Cou­vreur : “Le dur et le

mou sont en con­tact et agis­sent l’un sur l’autre.”

- Le troisième terme 相 xiāng indique bien une notion de réciproc­ité entre deux élé­ments

- Le qua­trièmes mot 推 tuī con­tient les notions de “pouss­er, céder, pren­dre la place de, suc­céder à”.

Les deux com­binés amè­nent donc l’idée de “pren­dre alter­na­tive­ment la place de l’autre”.

Nous obtenons donc :

“Le ferme et le sou­ple pren­nent alter­na­tive­ment la place l’un de l’autre.”

Mais s’agit-il des traits ou des tri­grammes ? Les qual­i­fi­cat­ifs “ferme” et “sou­ple” ain­si que la cor­re­spon­dance avec le cou­ple yin-yang sem­blent plus adap­tés aux traits…

Le qua­trième chapitre de la Six­ième Aile par­le cepen­dant à la fois de traits et de tri­grammes yin ou yang… pour jus­ti­fi­er qu’un tri­gramme yang com­porte une majorité de traits yin et récipro­que­ment !

Plutôt qu’une alter­nance tem­porelle il serait alors ques­tion de ce “change­ment” rad­i­cal qu’opère l’intrusion d’un trait yin dans le tri­gramme extrême­ment yang ☰ le faisant alors bru­tale­ment bas­culer vers l’un des trois tri­grammes yin ☴ ☲ et ☱ ou l’intrusion d’un trait yang dans le tri­gramme extrême­ment yin ☷ le faisant alors bru­tale­ment bas­culer vers l’un des trois tri­grammes yang ☳ ☵ et ☶…

Revenons main­tenant à l’hypothèse du redou­ble­ment du même tri­gramme comme par exem­ple pour H51 : dans ce cas le même trait yin ou yang d’un tri­gramme selon qu’il est dans le tri­gramme du bas ou du haut est alors à une place impaire (yang) ou paire (yin). Con­sid­érant par exem­ple le trait du bas du tri­gramme ☳ tshen lorsqu’il est dans le tri­gramme du bas il est à la ligne 1 donc à une place yang, alors que lorsqu’il appar­tient au tri­gramme du haut il est à la ligne 4 donc à une place yin. Ain­si le redou­ble­ment par super­po­si­tion ne pro­duit pas “deux fois la même chose” mais “trans­for­ma­tion rad­i­cale de cette même chose” !

Pre­mier mem­bre de la qua­trième phrase

Con­sta­tons pour finir une régu­lar­ité sup­plé­men­taire dans la struc­ture générale du texte :

八卦成列,象在其中矣。

因而之,爻在其中矣。

剛柔相推,變在其中矣。

繫辭焉而之,動在其中矣。

A la fin des pre­miers mem­bres de phras­es des lignes 2 et 4 on trou­ve chaque fois les car­ac­tères 而 ér et 之 zhī encad­rant, pour la sec­onde ligne, le car­ac­tère 重 chóng indi­quant le redou­ble­ment, et pour la qua­trième ligne le terme 命 mìng exp­ri­mant une notion impor­tante de la pen­sée chi­noise : le Man­dat, c’est à dire la volon­té du Ciel que cha­cun doit chercher à con­naître et accepter. Plus triv­iale­ment 命 ming peut se traduire par “com­man­der, ordre” mais aus­si “vie”.

Ordre Naturel ?

Or 命 mìng est la base de la nature pro­pre 性 xìng fonde­ment de la loi naturelle en cha­cun… Nous ver­rons dans un arti­cle ultérieur que le mot “nature” n’a pas d’équivalent en Chine anci­enne tel que nous l’entendons en oppo­si­tion à “cul­ture”, pour décrire tout ce qui serait hors de la Cité. La seule nature qui est pen­sée c’est 性 xìng, la nature pro­pre ou l’expression de la loi naturelle dans un être, ce que la nature lui a attribué.

Ain­si 命 ming cor­re­spond à accom­plir durant le temps de sa vie indi­vidu­elle ce dont la nature nous a doté : 性 xìng. En par­al­lèle avec le “redou­ble­ment” de la sec­onde ligne nous pou­vons donc con­sid­ér­er la ré-ali­sa­tion du man­dat comme la con­tri­bu­tion de l’humain au Ciel-Terre, le ren­force­ment par la réaf­fir­ma­tion et la mise en œuvre de ce qui a été ini­tiale­ment don­né (les “aspects”, les car­ac­téris­tiques indi­vidu­elles).

- 繫辭 xì cí est le nom des Cinquième et Six­ième Ailes. Il peut s’agir ici plus sim­ple­ment de com­men­taires rat­tachés à “quelque chose” cité précédem­ment (traits ou tri­grammes) et évo­qué par 之 zhī “eux” en posi­tion finale.

L’identité de forme entre les phras­es 2 et 4 per­met de rap­procher 繫 xì au début de la qua­trième phrase de 因 yīn au début de la sec­onde et de con­stater qu’ils pos­sè­dent tous deux la notion de “reli­er ou d’être relié”.

- 焉 yān représen­tait à l’origine un “oiseau jaune”. Il a ensuite été util­isé pour évo­quer une con­séquence, un lien ou un ren­force­ment, mais peut égale­ment faire référence à quelque chose cité précédem­ment “le, lui, eux”.

- 而 ér, nous l’avons déjà vu, indique en général une liai­son, un pro­longe­ment, mais peu égale­ment pren­dre le sens d’une oppo­si­tion : “mais, et cepen­dant…”.

Retour à la struc­ture

La struc­ture iden­tique des lignes 2 et 4 per­met d’imaginer que les lignes 1 et 3 fonc­tion­nement égale­ment sur un sché­ma com­mun. Nous pou­vons par exem­ple con­sid­ér­er :

八卦成列,象在其中矣。

因而之,爻在其中矣。

剛柔相推,變在其中矣。

繫辭焉而之,動在其中矣。

où les deux pre­miers car­ac­tères désig­nent pour l’une “les huit tri­grammes”, pour l’autre le cou­ple “le ferme et le sou­ple”. Les pre­miers sont “con­sid­érés isolé­ment” alors que les sec­onds “se poussent l’un l’autre”.

Le raf­fine­ment du sens est pro­duit en sec­onde ligne par la super­po­si­tion et en qua­trième ligne par les paroles des sages, les com­men­taires. Les deux pre­mières phras­es con­sid­èrent les gra­phies sta­tiques et leurs inter­ac­tions, alors que les deux dernières lignes trait­ent de la dynamique de la vie réelle et de ses inter­ac­tions.

Ain­si de même que le redou­ble­ment des tri­grammes active les traits, les com­men­taires rat­tachés aux fig­ures définis­sent l’action juste pour accom­plir sa des­tinée. De même que la dynamique indi­vidu­elle des tri­grammes est déployée et étin­celle par le redou­ble­ment, les inter­ac­tions du ferme et du sou­ple sont couron­nées par l’injonction de l’insertion du pro­jet indi­vidu­el dans la man­i­fes­ta­tion naturelle du flux éter­nel.

Un dernier mot

Le dernier terme de notre voy­age en qua­tre lignes, le dernier mot-sig­nifi­ant de notre texte est 動 “mou­ve­ment”.

- Com­mençons par remar­quer que la com­posante gauche de ce car­ac­tère n’est autre que 重 chóng “redou­bler” mot-clé qui a ini­tié notre étude.

- La com­posante de droite est la clé 力 lì “force, tra­vail, effort, dynamique”. En philoso­phie chi­noise ce terme désigne égale­ment l’”effort humain face à la des­tinée (命 mìng), qui ne peut chang­er le cours des choses”.

Nous avons donc “redou­ble­ment-super­po­si­tion” + “effort” → “effort redou­blé, action prenant appui sur et ren­forçant le cours des choses”.

Un pre­mier jet

Osons main­tenant un pre­mier brouil­lon de tra­duc­tion pour l’ensemble de ces qua­tre lignes :

八卦成列,象在其中矣。

因而重之,爻在其中矣。

剛柔相推,變在其中矣。

繫辭焉而命之,動在其中矣。

Les huit tri­grammes con­sid­érés indi­vidu­elle­ment ont un sens.

Leur asso­ci­a­tion par super­po­si­tion révèle les traits.

L’interaction du ferme et du sou­ple recèle les change­ments.

Les com­men­taires en déduisent la des­tinée, les actions la con­fir­ment.