Junzi « noble héritier » : une traduction surprenante

En résumé

La tra­duc­tion du terme 君子 jun­zi cons­ti­tue un défi majeur pour les inter­prètes du Yi Jing. Au-delà d’une simple ques­tion ter­mi­no­lo­gique, ce concept fon­da­men­tal de la pen­sée chi­noise cris­tal­lise des enjeux à la fois his­to­riques, phi­lo­so­phiques et métho­do­lo­giques. Cet article pro­pose de le tra­duire par “noble héri­tier”, s’é­car­tant des tra­duc­tions tra­di­tion­nelles comme “homme noble” ou “être accom­pli”.

Cette pro­po­si­tion s’ap­puie sur une ana­lyse appro­fon­die de l’hexa­gramme 18 (蠱 Gu, “Remé­dier”) qui révèle une dimen­sion sou­vent négli­gée du concept : celle d’un pro­ces­sus actif de trans­for­ma­tion où la récep­tion d’un héri­tage implique sa réin­ven­tion res­pon­sable. Le jun­zi appa­raît ain­si non comme un simple déten­teur de sagesse, mais comme un média­teur dyna­mique entre Ciel et Terre, char­gé de trans­for­mer créa­ti­ve­ment ce qui lui est trans­mis.

Cette lec­ture est enri­chie par la mise en pers­pec­tive avec le concept de Man­dat du Ciel (天命 tian­min) et éclaire la nature même du Yi Jing comme tra­di­tion vivante. Elle invite à repen­ser l’acte de tra­duc­tion lui-même comme un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion res­pon­sable, à l’i­mage du tra­vail du “noble héri­tier” qui sait faire évo­luer un héri­tage tout en res­tant fidèle à son essence.

Un concept fondamental

Enjeux

Tra­duire le terme 君子 jun­zi dans le Yi Jing pose un défi qui dépasse lar­ge­ment la simple recherche d’é­qui­va­lences lin­guis­tiques. Ce concept fon­da­men­tal de la pen­sée chi­noise, tra­di­tion­nel­le­ment ren­du par “homme noble”, “homme accom­pli” ou “sage”, cris­tal­lise en effet des enjeux à la fois his­to­riques, phi­lo­so­phiques et métho­do­lo­giques qui exigent une approche plu­rielle.

Même si on se limite à un usage divi­na­toire ou déci­sion­nel du Yi Jing, il est impor­tant de savoir situer le rôle de ce per­son­nage emblé­ma­tique, de com­prendre les ori­gines du modèle com­por­te­men­tal qu’il consti­tue, afin de le réins­crire plus oppor­tu­né­ment dans une dyna­mique contem­po­raine et occi­den­tale.

Cer­tains inter­prètes consi­dèrent que les textes de la Grande Image sont moins essen­tiels que ceux du Juge­ment. L’ar­gu­ment prin­ci­pal est his­to­rique, puisque la Grande Image fait par­tie des annexes col­lec­tées tar­di­ve­ment (les Dix Ailes) et ne fut offi­ciel­le­ment incor­po­rée au Texte Cano­nique que beau­coup plus tard. L’ac­teur prin­ci­pal dans la majo­ri­té des Grandes Images est le per­son­nage 君子 jun­zi. Eclair­cir son rôle me paraît donc fon­da­men­tal pour consi­dé­rer si ces “annexes” ne sont que des com­men­taires, ou si elles consti­tuent une étape essen­tielle du polis­sage du dia­mant brut ori­gi­nel.

J’ai pro­po­sé il y a plu­sieurs années de tra­duire 君子 jun­zi par noble héri­tier. Bien conscient d’al­ler à contre-cou­rant des tra­duc­tions éta­blies, je n’a­vais jus­qu’i­ci jamais vrai­ment jus­ti­fié ce choix…

Fruit d’an­nées de réflexion sur le Yi Jing, cette pro­po­si­tion vise à mettre en lumière une dimen­sion sous-esti­mée du concept : celle d’un pro­ces­sus actif de trans­for­ma­tion où la récep­tion d’un héri­tage implique sa réin­ven­tion res­pon­sable. L’hexa­gramme 18 (蠱 Gu, “Remé­dier”) nous ser­vi­ra de fil conduc­teur pour démon­trer la per­ti­nence de cette lec­ture. 

Approche

Notre réflexion s’ins­crit déli­bé­ré­ment dans une pers­pec­tive her­mé­neu­tique (art de l’in­ter­pré­ta­tion). Au-delà d’une démarche phi­lo­lo­gique (étude cri­tique des textes) ou d’une exé­gèse tra­di­tion­nelle (ana­lyse expli­ca­tive détaillée), nous nous inter­ro­geons sur les condi­tions mêmes de la trans­mis­sion du sens entre les cultures et les époques.

Cette approche nous per­met de dépas­ser l’op­po­si­tion sté­rile entre fidé­li­té lit­té­rale et liber­té inter­pré­ta­tive pour envi­sa­ger la tra­duc­tion comme un acte de trans­mis­sion créa­trice.

Angles

Notre étude se déploie­ra donc dans trois direc­tions :

  • Une ana­lyse his­to­rique du concept, de ses ori­gines aris­to­cra­tiques à sa redé­fi­ni­tion confu­céenne
  • Une étude tex­tuelle de ses occur­rences dans le Yi Jing, par­ti­cu­liè­re­ment dans les Grandes Images
  • Une réflexion tra­duc­to­lo­gique sur les enjeux et la métho­do­lo­gie de la tra­duc­tion du Yi Jing et d’un point de vue plus géné­ral

Le choix de la tra­duc­tion “noble héri­tier” ne se limite en effet pas à la recherche de l’é­qui­va­lence lan­ga­gière la plus adé­quate pour l’ex­pres­sion 君子 jun­zi : sou­li­gner une dimen­sion essen­tielle du concept ori­gi­nal reflète aus­si la nature même de l’acte de tra­duc­tion comme trans­for­ma­tion créa­trice d’un héri­tage.

Le livre de Didier Goutman

 

Des origines aristocratiques à l’idéal moral

Le concept de 君子 jun­zi trouve ses racines dans la Chine antique, où il dési­gnait ini­tia­le­ment les membres de la noblesse et de la classe diri­geante.

L’ana­lyse éty­mo­lo­gique des carac­tères com­po­sant l’ex­pres­sion éclaire cette ori­gine aris­to­cra­tique :

jun repré­sen­tait ini­tia­le­ment une main tenant un bâton de com­man­de­ment, évo­luant pour inclure la bouche (口), sym­bole d’au­to­ri­té par la parole. zi, pic­to­gramme d’un enfant emmaillo­té, por­tait les sens d’hé­ri­tier légi­time et de poten­tiel à déve­lop­per. Cette com­bi­nai­son sug­gé­rait ain­si non seule­ment un sta­tut social éle­vé mais aus­si une res­pon­sa­bi­li­té de trans­mis­sion et de crois­sance.

L’i­dée de pou­voir faire auto­ri­té selon sa nais­sance allait cepen­dant connaître une trans­for­ma­tion pro­fonde sous l’in­fluence de la pen­sée confu­céenne, qui en fit un idéal moral acces­sible à tous plu­tôt qu’un simple mar­queur de sta­tut social.

Cette évo­lu­tion séman­tique reflète un chan­ge­ment fon­da­men­tal dans la concep­tion chi­noise de la noblesse : le pas­sage d’une noblesse héré­di­taire à une noblesse de carac­tère. Confu­cius, en par­ti­cu­lier, a joué un rôle déter­mi­nant dans cette trans­for­ma­tion en liant étroi­te­ment la notion de jun­zi au per­fec­tion­ne­ment de soi et à la pra­tique des ver­tus.

Les vertus cardinales du junzi

Le jun­zi se défi­nit alors par la maî­trise et la pra­tique de cinq ver­tus essen­tielles :

  • La bien­veillance (仁, rén)
  • La jus­tice (义, yì)
  • Les rites (礼, lǐ)
  • La sagesse (智, zhì)
  • La sin­cé­ri­té (信, xìn)

Ces qua­li­tés ne sont pas consi­dé­rées comme innées mais comme le fruit d’un tra­vail constant sur soi-même. L’hu­mi­li­té, la res­pon­sa­bi­li­té et l’exem­pla­ri­té viennent com­plé­ter ce por­trait du jun­zi idéal, qui devient un modèle pour la socié­té toute entière.

Une opposition fondamentale : le junzi et le xiaoren

Dans la pen­sée confu­céenne, le 君子 jun­zi est tra­di­tion­nel­le­ment mis en oppo­si­tion avec le 小人 xiao­ren (lit­té­ra­le­ment petit homme ou homme de peu). Cette dicho­to­mie fon­da­men­tale per­met de mieux com­prendre par contraste la nature du jun­zi . Le xiao­ren est carac­té­ri­sé par sa recherche du pro­fit per­son­nel, son manque de vision morale et sa ten­dance à agir selon ses dési­rs immé­diats plu­tôt que selon des prin­cipes éthiques.

Cette oppo­si­tion se retrouve éga­le­ment dans l’as­so­cia­tion du jun­zi avec 大人 daren, (le grand homme), qui repré­sente un niveau encore plus éle­vé de réa­li­sa­tion morale et spi­ri­tuelle. Ain­si se des­sine une hié­rar­chie non pas sociale mais éthique, où le déve­lop­pe­ment moral de l’in­di­vi­du le fait pro­gres­ser du xiao­ren vers le jun­zi, et poten­tiel­le­ment jus­qu’au daren.

Cette concep­tion tri­par­tite de l’é­vo­lu­tion morale éclaire la dimen­sion dyna­mique du concept de jun­zi : il ne s’a­git pas d’un état figé mais d’un pro­ces­sus constant de dépas­se­ment de la peti­tesse morale du xiao­ren vers le déploie­ment de l’en­ver­gure du daren.

Le junzi dans le Yi Jing : analyse textuelle

L’é­tude sys­té­ma­tique du Yi Jing révèle une dis­tri­bu­tion signi­fi­ca­tive du terme jun­zi et éclaire sa fonc­tion dans le texte. Si l’ex­pres­sion appa­raît majo­ri­tai­re­ment dans les Grandes Images (大象 dà xiàng), on la trouve éga­le­ment, quoique plus rare­ment, dans d’autres sec­tions du texte cano­nique :

  1. Dans le Juge­ment de cer­tains hexa­grammes, comme dans l’hexa­gramme 2 – Kun (坤) où il est dit “君子有攸往” – “Le jun­zi a où aller”.
  2. Dans le texte des traits, par exemple dans l’hexa­gramme 1 – Qian (乾) où le troi­sième trait énonce “君子終日乾乾” – “Le jun­zi jusqu’à la fin du jour est vigou­reu­se­ment vigou­reux”.

Cette dis­tri­bu­tion n’est pas ano­dine : dans les Grandes Images, qui men­tionnent presque sys­té­ma­ti­que­ment la for­mule “君子以…” (“le jun­zi ain­si…”), le “noble héri­tier” appa­raît comme celui qui sait tirer des leçons des phé­no­mènes natu­rels décrits pour sa propre conduite. Il y joue un rôle de média­teur entre le monde natu­rel et le monde humain, entre le sym­bo­lique et le pra­tique.

En revanche, dans les autres sec­tions, le jun­zi est pré­sen­té plus direc­te­ment dans son action ou sa situa­tion, comme un modèle concret de com­por­te­ment. Cette double pré­sence – à la fois comme inter­prète des sym­boles dans les Grandes Images et comme acteur dans le texte prin­ci­pal – sou­ligne la dimen­sion à la fois contem­pla­tive et active du jun­zi.

Les personnages dans les Grandes Images

Dans les Grandes Images le choix des per­son­nages pour la for­mule du type “君子以…” (“le jun­zi ain­si…”) n’est pas arbi­traire mais répond à une logique pré­cise selon la nature et le niveau d’ac­tion requis par l’hexa­gramme.

Niveaux d’autorité et d’influence, Nature des actions

1 – Anciens rois : Niveau fondateur

  • Actions fon­da­trices
  • Éta­blis­se­ment des struc­tures
  • Créa­tion des ins­ti­tu­tions
  • Orga­ni­sa­tion sociale

Les anciens rois (先王 xian wang) appa­raissent 7 fois dans des contextes néces­si­tant une auto­ri­té fon­da­trice, notam­ment pour l’é­ta­blis­se­ment des ins­ti­tu­tions et des rites. Leur invo­ca­tion fait réfé­rence à un temps mythique où les struc­tures fon­da­men­tales de la civi­li­sa­tion ont été éta­blies. Ils inter­viennent dans les contextes sui­vants :

  • Éta­blis­se­ment d’ins­ti­tu­tions
  • Rituels reli­gieux
  • Lois fon­da­men­tales
  • Orga­ni­sa­tion sociale à grande échelle

Exemples : Hex. 16 : “Éta­blissent les règles musi­cales et accom­plissent les sacri­fices” ; Hex. 21 : “Éta­blissent la loi” ; Hex. 59 : “Érigent des temples aux ancêtres”. 

2 – Noble héri­tier : Niveau inter­mé­diaire

  • Média­teur entre haut et bas
  • Incarne le per­fec­tion­ne­ment de soi
  • Actions réflexives et éthiques
  • Déve­lop­pe­ment per­son­nel
  • Ges­tion des rela­tions
  • Adap­ta­bi­li­té aux cir­cons­tances

L’u­ti­li­sa­tion pré­do­mi­nante du noble héri­tier (君子 jun­zi) (53 occur­rences) reflète l’im­por­tance accor­dée au déve­lop­pe­ment per­son­nel et à la sagesse pra­tique dans le Yi Jing. Tran­si­tion entre le “petit homme” et le “grand homme”, il repré­sente le modèle acces­sible de sagesse que cha­cun peut aspi­rer à suivre, et appa­raît dans des situa­tions impli­quant :

  • Qua­li­tés morales per­son­nelles
  • Actions de per­fec­tion­ne­ment indi­vi­duel
  • Ges­tion des rela­tions inter­per­son­nelles
  • Prise de déci­sions éthiques

Exemples : Hex. 1 : “Se ren­force lui-même sans relâche” ; Hex. 15 : “Dimi­nue ce qui est en excès, aug­mente ce qui est insuf­fi­sant” ; Hex. 20 : “Réprime la colère et réfrène les pas­sions”

3 – Être de grande ver­tu : Niveau uni­ver­sel

  • Rayon­ne­ment dans toutes les direc­tions
  • Exten­sion maxi­male de l’in­fluence sage
  • Influence cla­ri­fiante et capa­ci­té de trans­mis­sion uni­ver­selle

L’ex­pres­sion Grand homme (ou Être de grande ver­tu) (大人 daren)  n’ap­pa­rait qu’une seule fois, à l’hexa­gramme 30, fin de la pre­mière par­tie du Livre du Chan­ge­ment : Se relie à la lumière et rayonne uni­ver­sel­le­ment”.

  • Contexte de mani­fes­ta­tion double de la clar­té
  • Capa­ci­té d’illu­mi­na­tion dans toutes les direc­tions

4 – Sou­ve­rain : Niveau cos­mique

  • Agit au niveau le plus éle­vé
  • Har­mo­nise le Ciel et la Terre
  • Actions uni­fi­ca­trices
  • Repré­sente l’au­to­ri­té suprême
  • Pro­cla­ma­tions offi­cielles

Le sou­ve­rain (后 hou), men­tion­né 3 fois, est réser­vé aux situa­tions impli­quant l’har­mo­nie cos­mique et l’au­to­ri­té suprême, repré­sen­tant le plus haut niveau d’ac­tion et de res­pon­sa­bi­li­té. il cor­res­pond à des situa­tions de :

  • Gou­ver­nance cos­mique
  • Har­mo­nie entre Ciel et Terre

Exemples : Hex. 11 : “Par­achève la voie du ciel-terre” ; Hex. 44 : “Pro­clame dans toutes les direc­tions”

Complémentarité des rôles et dimension temporelle

Les quatre figures forment un système complet. Chacune opère à des niveaux différents mais complémentaires. Les anciens rois évoquent un passé fondateur, alors que le souverain incarne l’autorité présente. L’être de grande vertu représente l’accomplissement ultime auquel le noble héritier aspire continûment.

La prédominance quantitative du personnage junzi souligne l’importance des opportunités du perfectionnement de soi. Il représente un modèle accessible de sagesse, un idéal fréquemment et immédiatement atteignable.  

Vers une herméneutique du Yi Jing

Main­te­nant situé par­mi les autres per­son­nages emblé­ma­tiques, notre réflexion sur le jun­zi va pou­voir se pré­ci­ser dans plu­sieurs direc­tions :

  1. Par notre concep­tion du “noble héri­tier” comme figure her­mé­neu­tique par excel­lence, qui ne se contente pas de rece­voir pas­si­ve­ment un héri­tage mais par­ti­cipe acti­ve­ment à sa réin­ter­pré­ta­tion
  2. Par notre lec­ture de l’hexa­gramme 18, où la com­pré­hen­sion du détail (le terme jun­zi) éclaire celle de l’en­semble (la nature de la trans­mis­sion), et réci­pro­que­ment
  3. Par notre vision du Yi Jing comme “tra­di­tion vivante” qui ne prend sens que dans le dia­logue constant entre pas­sé et pré­sent, entre récep­tion et inter­pré­ta­tion

Cette pers­pec­tive her­mé­neu­tique nous per­met de dépas­ser l’op­po­si­tion sté­rile entre fidé­li­té lit­té­rale et liber­té inter­pré­ta­tive. Tra­duire le jun­zi, c’est par­ti­ci­per à la mise en abîme du pro­ces­sus même de trans­mis­sion créa­trice que le terme désigne.

personnages grande image png Junzi « noble héritier » : une traduction surprenante
mise en abime Junzi « noble héritier » : une traduction surprenante

Traduire : une “Histoire” de choix et d’interprétations

La tra­duc­tion du terme 君子 jun­zi dans le Yi Jing sou­lève une ques­tion fon­da­men­tale qui dépasse le simple choix lexi­cal. Ce concept cen­tral de la pen­sée chi­noise a fait l’ob­jet de nom­breuses inter­pré­ta­tions au fil des siècles, cha­cune éclai­rant une facette dif­fé­rente de sa riche signi­fi­ca­tion, reflé­tant une com­pré­hen­sion par­ti­cu­lière du concept et une époque de la sino­lo­gie : 

Les premières traductions

Les jésuites du XVIIe siècle, pre­miers tra­duc­teurs des clas­siques chi­nois, choi­sissent des termes comme “homme par­fait” ou “sage accom­pli”, influen­cés par leur lec­ture chré­tienne des textes confu­céens.

L’époque coloniale

Au XIXe siècle, les tra­duc­tions comme “Gen­til­homme”, “Homme supé­rieur” ou “Homme doué” reflétent les pré­oc­cu­pa­tions d’une époque où l’on cherche des équi­va­lences avec les codes sociaux euro­péens. 

Les traductions modernes

  • Richard Wil­helm et Etienne Per­rot : “Homme noble »
  • Michel Vino­gra­doff : “Homme accom­pli”
  • Cyrille Java­ry : “Être accom­pli”
  • Pierre Faure “Être de valeur”
  • Zhou Jing Hong : “Sage” 

Les débats contemporains

Les tra­duc­teurs actuels oscil­lent entre :

  • Conser­ver le terme chi­nois trans­lit­té­ré (jun­zi)
  • Pri­vi­lé­gier la dimen­sion morale (“per­sonne de bien”)
  • Sou­li­gner l’as­pect social (“l’homme culti­vé”)
  • Mettre en avant le pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment per­son­nel (“celui qui se per­fec­tionne”)

Cette diver­si­té de tra­duc­tions témoigne donc de la richesse du concept de 君子 jun­zi selon que l’on consi­dère son sta­tut social, sa dimen­sion morale, son rôle poli­tique ou son par­cours de déve­lop­pe­ment per­son­nel.

Au-delà des traductions statiques

Toutes ces ver­sions mani­festent donc une inten­tion en rap­port avec le tra­duc­teur. Elles répondent aux besoins et s’ex­priment selon les moyens d’une époque ou d’un contexte. Notre pro­pos n’est pas de cri­ti­quer les manques ou abus de l’une ou l’autre, mais de réac­ti­ver le geste créa­teur qui les a façon­nées. Accé­der à la vita­li­té du mot chi­nois ini­tial néces­site de rejoindre l’in­ter­prète dans sa démarche d’ex­ca­va­tion du sens, et de par­ta­ger avec lui le moment de l’é­tin­celle du mot juste.

Les tra­duc­tions défi­ni­tives figent dans un état ce qui est fon­da­men­ta­le­ment un pro­ces­sus. Tout par­ti­cu­liè­re­ment en ce qui concerne le Livre des Trans­for­ma­tions, négli­ger la dimen­sion dyna­mique, le poten­tiel d’ac­ti­va­tion des mots, condamne à vivre dans le pas­sé ou par pro­cu­ra­tion.

Cela vaut éga­le­ment pour notre propre ver­sion. Son inté­rêt majeur est la remise en ques­tion, le dépous­sié­rage ou le réaf­fu­tage des pro­po­si­tions anté­rieures. L’en­jeu de la tra­duc­tion évo­lu­tive est de réta­blir notre accès à la réa­li­té du moment pré­sent. Une fois ce contact obte­nu, un jeu, un espace de liber­té se dégage, au sein duquel cha­cun peut consciem­ment choi­sir une option ou l’autre, selon sa sen­si­bi­li­té.

Du choix des mots à la transformation du sens

La proposition de “noble héritier”

Tra­duire 君子 par “noble héri­tier” s’é­carte, j’en suis conscient, des sen­tiers bat­tus. Inévi­ta­ble­ment basée sur mes propres héri­tages, mais aus­si après une longue pra­tique du Livre des Trans­for­ma­tions, et de dizaines d’an­nées de réflexion sur le Yi Jing, cette for­mu­la­tion ne pré­tend sur­tout pas clore le débat mais au contraire le sus­ci­ter et l’en­ri­chir d’une nou­velle dyna­mique, en met­tant en lumière une dimen­sion sou­vent négli­gée du concept. Elle peut sur­prendre, voire sus­ci­ter des réserves légi­times, car elle semble de prime abord reve­nir à une notion d’hé­ré­di­té, péri­mée et absente des tra­duc­tions usuelles, les­quelles mettent plu­tôt l’ac­cent sur les qua­li­tés morales ou le degré d’ac­com­plis­se­ment spi­ri­tuel.

Mais cette tra­duc­tion prend une réso­nance par­ti­cu­lière lors­qu’elle épouse l’é­vo­lu­tion depuis les ori­gines his­to­riques du concept. Si “noble” fait écho à ses racines aris­to­cra­tiques, il s’a­git désor­mais d’une noblesse qui s’ac­quiert par le per­fec­tion­ne­ment moral plu­tôt que par la nais­sance. De même, la notion d’ ”héri­tier” ne ren­voie plus à une trans­mis­sion selon une lignée mais à la res­pon­sa­bi­li­té d’in­car­ner et de trans­mettre les ver­tus car­di­nales du jun­zi.

Par-des­sus tout ce choix tra­duc­tif vise à cap­ter quelque chose d’es­sen­tiel dans la dyna­mique même du texte : l’idée d’un pro­ces­sus actif de trans­mis­sion et de trans­for­ma­tion. Le terme “héri­tier” ne doit pas ici être com­pris dans son sens pas­sif de simple réci­pien­daire d’un legs, mais comme celui qui choi­sit d’accep­ter un héri­tage, se l’ap­pro­prie en le “net­toyant” de ses sco­ries, puis le trans­forme de manière créa­tive et res­pon­sable.

Cette approche trouve une illus­tra­tion par­ti­cu­liè­re­ment éclai­rante dans l’hexa­gramme 18 (蠱 Gu, “Remé­dier”), où le jun­zi est pré­ci­sé­ment confron­té à la tâche de “remé­dier au cor­rom­pu” héri­té du pas­sé. Les six traits de cet hexa­gramme des­sinent une pro­gres­sion qui va de l’ac­cep­ta­tion ini­tiale de l’hé­ri­tage jus­qu’à son dépas­se­ment créa­tif, en pas­sant par un néces­saire tra­vail de rec­ti­fi­ca­tion. La per­ti­nence de cette lec­ture se confirme à tra­vers l’a­na­lyse détaillée qui suit.

Héri­tant ain­si des outils du père, il s’a­git tout d’a­bord d’en éli­mi­ner la rouille, de les affu­ter pour se les appro­prier, puis pour finir d’en retrou­ver ou redé­fi­nir l’u­sage.

Accep­ter de se pen­cher sur cette tra­duc­tion équi­voque c’est aus­si répondre à l’in­vi­ta­tion d’ap­pro­fon­dir notre com­pré­hen­sion, non seule­ment du terme jun­zi, mais sur­tout de la nature même de la trans­mis­sion dans la pen­sée chi­noise. L’hé­ri­tage ne doit pas être conçu comme une simple repro­duc­tion du pas­sé mais tou­jours comme un pro­ces­sus vivant de trans­for­ma­tion, où chaque géné­ra­tion est appe­lée à rece­voir, com­prendre et réin­ven­ter ce qui lui est trans­mis.

outils rouilles Junzi « noble héritier » : une traduction surprenante
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Hexa­gramme 18

L’hexagramme 18, paradigme pour la théorie de la traduction

L’hexa­gramme 18 (蠱 Gu) pro­pose un modèle remar­quable pour com­prendre et jus­ti­fier nos choix de tra­duc­tion. Il offre un ter­rain par­ti­cu­liè­re­ment fer­tile pour explo­rer cette concep­tion dyna­mique de l’hé­ri­tage. En effet, sa struc­ture même reflète les enjeux tra­duc­to­lo­giques aux­quels nous sommes confron­tés.

Le carac­tère 蠱 Gu est com­po­sé du radi­cal des vers ou insectes (虫) et de l’élé­ment 皿 (un réci­pient). Il évoque ori­gi­nel­le­ment l’i­dée d’une cor­rup­tion qui s’ins­talle pro­gres­si­ve­ment, comme des vers qui se déve­loppent dans des ali­ments lais­sés trop long­temps dans un réci­pient.

Par exten­sion, il en est venu à dési­gner :

  • Un pro­ces­sus de dégra­da­tion gra­duelle
  • L’en­sor­cel­le­ment ou l’empoisonnement
  • La néces­si­té de remé­dier à une situa­tion dété­rio­rée
  • Le tra­vail de res­tau­ra­tion et de renou­veau

Cette richesse séman­tique est par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tive pour notre pro­pos : tout comme les ali­ments délais­sés se cor­rompent natu­rel­le­ment, un héri­tage non acti­ve­ment main­te­nu et trans­for­mé tend à se dégra­der.

Mais le carac­tère sug­gère aus­si que cette cor­rup­tion n’est pas une fata­li­té – telle une levure, elle appelle et per­met un tra­vail de res­tau­ra­tion créa­tive. C’est pré­ci­sé­ment ce pro­ces­sus de revi­ta­li­sa­tion que l’hexa­gramme 18 met en scène à tra­vers ses six traits.

L’hexa­gramme 18 uti­lise notam­ment les for­mules man­tiques 元亨 et 利涉大川, sou­li­gnant ain­si à la fois le carac­tère fon­da­men­tal du tra­vail de trans­for­ma­tion à accom­plir et la néces­si­té d’une action déter­mi­née.

Cette dimen­sion man­tique du texte rap­pelle que le Yi Jing n’est pas qu’un trai­té phi­lo­so­phique mais aus­si un guide pour l’ac­tion, où chaque terme est choi­si pour sa capa­ci­té à éclai­rer la situa­tion et orien­ter la déci­sion.

La dimension active de l’héritage

Les trois temps de la transformation

L’hexa­gramme 18 pré­sente ce pro­ces­sus de trans­for­ma­tion selon une pro­gres­sion en trois temps, cha­cun illus­tré par des traits spé­ci­fiques :

1.      Acceptation

Les trois pre­miers traits, avec leur répé­ti­tion du motif “remé­dier au cor­rom­pu du père” (幹父之蠱), montrent que tout com­mence par un choix : celui d’ac­cep­ter ou non ce qui est trans­mis. Cette accep­ta­tion implique d’emblée la recon­nais­sance lucide des pro­blèmes héri­tés et la volon­té d’y faire face.

2.      Appropriation

Les traits cen­traux révèlent la phase cri­tique de trans­for­ma­tion. Le qua­trième trait met en garde contre une “indul­gence” qui négli­ge­rait le néces­saire tra­vail de “net­toyage”, tan­dis que le cin­quième trait (trait maître) sug­gère la voie posi­tive du “recours aux éloges” (用譽). L’ap­pro­pria­tion n’est donc pas que cri­tique mais aus­si valo­ri­sa­tion active de ce qui est reçu.

Dans l’hexa­gramme 18, le cin­quième trait est maître car il occupe la posi­tion noble cen­trale du tri­gramme supé­rieur, sym­bo­li­sant ain­si la posi­tion idéale pour effec­tuer le tra­vail de trans­for­ma­tion néces­saire. Sa posi­tion éle­vée mais pas encore finale sug­gère le moment oppor­tun pour l’ac­tion cor­rec­trice, entre la recon­nais­sance du pro­blème et son dépas­se­ment final.

3.      Accomplissement créatif

Le der­nier trait marque l’a­bou­tis­se­ment du pro­ces­sus : “Ne ser­vir ni roi ni princes” (不事王侯) et “Esti­mer supé­rieures ses propres affaires” (高尚其事) décrivent l’é­mer­gence d’une auto­no­mie créa­trice. L’hé­ri­tier, ayant plei­ne­ment assi­mi­lé et trans­for­mé son héri­tage, peut désor­mais agir de manière authen­tique et libre.

La dynamique du vent et de la montagne

La struc­ture même de l’hexa­gramme, avec le vent sous la mon­tagne (山下有風), offre une image par­faite de ce pro­ces­sus : une influence sub­tile mais constante peut trans­for­mer ce qui semble le plus stable. La Grande Image montre com­ment le jun­zi, en “sti­mu­lant le peuple” (振民), “élève sa conduite” (育德) : l’hé­ri­tage devient ain­si une force de trans­for­ma­tion posi­tive qui s’exerce par delà les limites de l’in­té­rêt per­son­nel.

Cette lec­ture de l’hexa­gramme 18 révèle que l’i­dée d’hé­ri­tage dans le Yi Jing est indis­so­ciable d’une éthique de la res­pon­sa­bi­li­té et de la trans­for­ma­tion. Le “noble héri­tier” n’est pas celui qui se contente de rece­voir et de pré­ser­ver, mais celui qui accepte la tâche dif­fi­cile de trans­for­mer ce qu’il reçoit pour en faire quelque chose de neuf et de béné­fique pour le bien com­mun.

Et elle prend une pro­fon­deur sup­plé­men­taire lors­qu’on la met en pers­pec­tive avec la notion de Man­dat du Ciel…

Le Mandat du Ciel et l’héritage

Une conception fondamentale de la responsabilité

Le concept de Man­dat du Ciel (天命 tiān mìng), qui émerge dès la dynas­tie Zhou, peut consi­dé­ra­ble­ment enri­chir notre com­pré­hen­sion de l’hé­ri­tage dans le Yi Jing. Dépas­sant sa fonc­tion poli­tique ini­tiale de légi­ti­ma­tion du pou­voir sou­ve­rain, il implique une res­pon­sa­bi­li­té cos­mique : le déten­teur du Man­dat doit har­mo­ni­ser le Ciel et la Terre, le monde humain et l’ordre natu­rel.

Si l’ex­pres­sion Man­dat du Ciel (天命 tiān mìng) n’ap­pa­raît pas telle quelle dans le Texte Cano­nique du Yi Jing, 命 mìng y est par contre pré­sent 13 fois, dont 5 fois dans la Grande Image.

Ce Man­dat pré­sente plu­sieurs carac­té­ris­tiques essen­tielles :

  • Il n’est pas héré­di­taire mais condi­tion­nel, pou­vant être per­du si son déten­teur faillit
  • Il implique une exi­gence morale, le Ciel ne le confiant qu’à qui sau­ra l’ho­no­rer
  • Il est dyna­mique, repré­sen­tant une poten­tia­li­té à actua­li­ser constam­ment
  • Il est uni­ver­sel­le­ment acces­sible, concer­nant poten­tiel­le­ment chaque être humain dans sa capa­ci­té à har­mo­ni­ser Ciel et Terre

De la légitimité politique à l’éthique individuelle

Le Man­dat du Ciel fut tout d’a­bord un concept poli­tique fon­da­men­tal de la Chine impé­riale : le pou­voir de gou­ver­ner est accor­dé par le Ciel au sou­ve­rain ver­tueux, qui peut le perdre s’il faillit à ses devoirs moraux.

Cette notion émerge offi­ciel­le­ment comme doc­trine poli­tique au début de la dynas­tie Zhou (周, vers 1046 av. J.-C.), qui l’u­ti­lise pour légi­ti­mer son ren­ver­se­ment de la dynas­tie Shang (商) (rap­pe­lons, pour ren­for­cer le lien avec notre pro­pos, que le texte de base du Yi Jing est le Zhou Yi “Clas­sique de la dynas­tie Zhou”). Cepen­dant, les racines du Man­dat Céleste plongent dans des concep­tions plus anciennes (dynas­tie Shang et avant) :

  • Croyance en un Ciel (天, tian) comme puis­sance divine suprême
  • Pra­tiques divi­na­toires pour inter­pré­ter la volon­té céleste
  • Rôle du roi comme inter­mé­diaire entre Ciel et Terre

La théo­ri­sa­tion effec­tuée par les pre­miers Zhou trans­forme une ancienne concep­tion reli­gieuse (rela­tion Ciel-sou­ve­rain) en doc­trine poli­tique sophis­ti­quée, tout en pré­ser­vant sa dimen­sion sacrée. Son inno­va­tion majeure consiste à affir­mer que le pou­voir n’est plus héré­di­taire par nature mais dépend de la ver­tu.

À par­tir de la dynas­tie Song, avec le déve­lop­pe­ment du néo­con­fu­cia­nisme, ce concept s’é­tend à la sphère indi­vi­duelle : chaque per­sonne est désor­mais consi­dé­rée comme por­teuse d’une “nature céleste” (天性) qu’elle a le devoir de culti­ver par l’auto-per­fec­tion­ne­ment moral. Cette évo­lu­tion trans­forme un prin­cipe de légi­ti­mi­té poli­tique en une éthique per­son­nelle acces­sible à tous. La mis­sion de cha­cun est donc de réa­li­ser ce don­né ini­tial, cet héri­tage de soi-même qu’il convient de for­ger sans relâche (Hex. 1/3 : “Le noble héri­tier jusqu’à la fin du jour est vigou­reu­se­ment vigou­reux.” ; Hex. 1/Grande Image : “Ain­si, le noble héri­tier se ren­force-t-il lui-même sans relâche.”).

Cette pro­gres­sion his­to­rique est un des exemples les plus démons­tra­tifs de la richesse et la dyna­mique de la pen­sée chi­noise, capable  d’a­dap­ter, d’ap­pro­fon­dir et d’é­tendre ses concepts fon­da­men­taux pour leur don­ner une por­tée uni­ver­selle.

Entre Ciel et Terre : la double dimension de l’héritage

L’hé­ri­tage auquel fait face le jun­zi se déploie ain­si sur deux plans com­plé­men­taires :

  • Ter­restre : la trans­mis­sion des tra­di­tions, ins­ti­tu­tions et savoirs humains
  • Céleste : la récep­tion et l’accom­plis­se­ment du Man­dat

Cette dua­li­té défi­nit la posi­tion unique du jun­zi comme média­teur. Dans l’hexa­gramme 18, elle se mani­feste dans la ten­sion entre ce qui doit être “net­toyé” (la cor­rup­tion héri­tée) et ce qui doit être accom­pli (le poten­tiel céleste). Le Man­dat n’est pas un dik­tat rigide mais une poten­tia­li­té qui ne prend son sens que dans sa réa­li­sa­tion.

L’i­mage natu­relle de la Grande Image de l’hexa­gramme 18 illustre par­fai­te­ment cette dyna­mique d’har­mo­ni­sa­tion. Le vent sous la mon­tagne (山下有風) sug­gère com­ment une influence sub­tile peut trans­for­mer ce qui semble immuable. Le jun­zi doit pareille­ment faire conver­ger les exi­gences du Man­dat céleste avec la réa­li­té ter­restre qu’il trans­forme.

Une nouvelle compréhension du “noble héritier”

À cette lumière, la tra­duc­tion “noble héri­tier” prend une réso­nance par­ti­cu­lière :

  • “Noble” ren­voie à la capa­ci­té d’har­mo­ni­ser Ciel et Terre plu­tôt qu’à un sta­tut social
  • “Héri­tier” évoque tant la récep­tion d’un héri­tage ter­restre que l’as­somp­tion d’un Man­dat céleste

Cette lec­ture éclaire le der­nier trait de l’hexa­gramme 18 : “Ne ser­vir ni roi ni princes” signi­fie que le véri­table héri­tier, en accom­plis­sant le Man­dat du Ciel, trans­cende les hié­rar­chies ter­restres sans les nier.

Cette com­pré­hen­sion enri­chie du rôle du jun­zi nous per­met alors de reve­nir sur les enjeux de sa tra­duc­tion avec un regard neuf…

vent et montagne png Junzi « noble héritier » : une traduction surprenante

Impli­ca­tions pour la tra­duc­tion

De l’analyse textuelle aux choix de traduction

L’analyse détaillée de l’hexagramme 18 a mis en évidence plusieurs dimensions essentielles du 君子 junzi :

  • Sa capa­ci­té à trans­for­mer acti­ve­ment un héri­tage deve­nu pro­blé­ma­tique
  • Sa posi­tion de média­teur entre les plans ter­restre et céleste
  • Son rôle de cata­ly­seur dans le pro­ces­sus de renou­veau

Ces obser­va­tions nous per­mettent de rééva­luer les choix tra­di­tion­nels de tra­duc­tion et d’é­clai­rer la per­ti­nence d’une nou­velle pro­po­si­tion.

La proposition de “noble héritier”

Cette tra­duc­tion, éclai­rée par l’a­na­lyse de l’hexa­gramme 18, offre plu­sieurs avan­tages :

  • Une dimen­sion dyna­mique
  • Elle sug­gère un pro­ces­sus plu­tôt qu’un état
  • Elle implique une res­pon­sa­bi­li­té active plu­tôt qu’un sta­tut acquis
  • Elle intègre la notion de trans­mis­sion et de trans­for­ma­tion
  • Une double réso­nance : “Noble” évoque tant la qua­li­té morale que la capa­ci­té d’har­mo­ni­sa­tion cos­mique. “Héri­tier” sug­gère à la fois la récep­tion d’un héri­tage ter­restre et l’as­somp­tion d’un Man­dat céleste
  • Une ten­sion créa­trice : Entre la pré­ser­va­tion et l’in­no­va­tion ; Entre la res­pon­sa­bi­li­té ter­restre et l’as­pi­ra­tion céleste ; Entre l’ac­cep­ta­tion et la trans­for­ma­tion

    Un processus de “remédiation” linguistique

    Tout comme le jun­zi doit “remé­dier au cor­rom­pu” (幹父之蠱), le tra­duc­teur doit remé­dier à la perte de sens des tra­duc­tions exis­tantes. Dans l’hexa­gramme 18, le “noble héri­tier” appa­raît pré­ci­sé­ment comme celui qui :

    • Accepte d’af­fron­ter un héri­tage pro­blé­ma­tique
    • Tra­vaille acti­ve­ment à sa trans­for­ma­tion
    • Par­vient à en faire émer­ger quelque chose de nou­veau et béné­fique

    La dynamique des traits comme guide

    La pro­gres­sion des six traits de l’hexa­gramme éclaire le pro­ces­sus de tra­duc­tion :

    1. Les pre­miers traits nous rap­pellent qu’il faut d’a­bord accep­ter l’hé­ri­tage des tra­duc­tions anté­rieures
    2. Les traits cen­traux montrent l’im­por­tance d’un tra­vail cri­tique construc­tif
    3. Le der­nier trait jus­ti­fie l’au­dace d’une pro­po­si­tion nou­velle, trans­cen­dant les conven­tions éta­blies

    L’image du vent sous la montagne

    La méta­phore struc­tu­relle de l’hexa­gramme (山下有風) illustre par­fai­te­ment le tra­vail du tra­duc­teur :

    • La mon­tagne repré­sente la sta­bi­li­té du texte source
    • Le vent figure l’in­fluence sub­tile mais trans­for­ma­trice de la tra­duc­tion
    • Leur inter­ac­tion sug­gère com­ment une tra­duc­tion peut trans­for­mer notre com­pré­hen­sion tout en res­tant fidèle au texte ori­gi­nal

    La lec­ture de l’hexa­gramme 18 ne jus­ti­fie pas seule­ment notre choix de “noble héri­tier” pour 君子 jun­zi – elle nous offre un véri­table para­digme pour pen­ser l’acte de tra­duc­tion comme un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion res­pon­sable et créa­tif. Elle enri­chit aus­si notre com­pré­hen­sion du Yi Jing dans son ensemble, révé­lant sa nature de texte dyna­mique orien­té vers la trans­for­ma­tion consciente et res­pon­sable.

    Une tradition vivante à réinventer

    L’é­vo­lu­tion his­to­rique du concept de jun­zi, de son ori­gine aris­to­cra­tique à son idéal moral confu­céen, nous a per­mis d’é­clai­rer ce terme cen­tral de la pen­sée chi­noise. Notre ana­lyse de l’hexa­gramme 18 (蠱 Gu) a révé­lé com­ment la tra­duc­tion “noble héri­tier” cap­ture trois dimen­sions essen­tielles du 君子 :

    La dynamique de l’héritage

    • L’acceptation consciente de ce qui est transmis

    • Le travail d’appropriation et de “nettoyage”

    • L’ac­tua­li­sa­tion créa­tive et res­pon­sable

    La médiation cosmique

    • Héritier d’une tradition humaine à transformer

    • Dépositaire d’un Mandat céleste à accomplir

    • Média­teur entre les plans ter­restre et céleste

    L’éthique de la responsabilité

    • Un engagement actif face à ce qui est reçu

    • Une capacité de transformation créative

    • Une visée d’har­mo­ni­sa­tion entre Ciel et Terre

    Un livre vivant

    Cette com­pré­hen­sion enri­chie confirme notre vision du Yi Jing comme beau­coup plus qu’un simple recueil de sagesse à pré­ser­ver : comme un outil vivant de trans­for­ma­tion. En choi­sis­sant de tra­duire 君子 jun­zi par “noble héri­tier”, nous sou­li­gnons cette dimen­sion dyna­mique : chaque géné­ra­tion est appe­lée à deve­nir “noble héri­tier” de ce texte, non pour le répé­ter mais pour le faire vivre de manière créa­tive.

    À l’i­mage du vent sous la mon­tagne de l’hexa­gramme 18, l’in­fluence du Yi Jing conti­nue ain­si de se déployer à tra­vers les âges, non comme une tra­di­tion figée mais comme une invi­ta­tion per­pé­tuelle à la trans­for­ma­tion res­pon­sable de ce qui nous est trans­mis.

    Epilogue

    Vers une nouvelle traduction de la Grande Image

    Cela fait déjà quelques années que j’ai pro­po­sé une tra­duc­tion de la Grande Image. Afin de res­pec­ter le prin­cipe des notes tra­duc­tions évo­lu­tives intro­duit par Georges Saby, il est pro­ba­ble­ment temps, à la lumière de notre meilleure com­pré­hen­sion du jun­zi, d’en “déga­ger la rouille” et d’as­sor­tir cet affu­tage de nou­velles inter­pré­ta­tions et com­men­taires.

    Quelques pistes envi­sa­gées :

    • Mieux com­prendre la trans­for­ma­tion en œuvre dans l’i­mage natu­relle à la lumière du “noble héri­tier”, média­teur entre Ciel et Terre
    • Sou­li­gner les moments où la dimen­sion de “trans­for­ma­tion créa­tive de l’hé­ri­tage” est par­ti­cu­liè­re­ment visible
    • Mettre en évi­dence la pro­gres­sion dyna­mique à tra­vers les 64 hexa­grammes
    • Mon­trer la com­plé­men­ta­ri­té des autres figures (anciens rois, sou­ve­rain…) avec le noble héri­tier.
    • Impli­ca­tions pour la lec­ture des autres par­ties du Texte Cano­nique

     

    L’hexa­gramme 18 sur le site de Wen­gu Tar­ta­rie

    L’hexa­gramme 18 sur le site de psychaanalyse.com