Projet Wang Bi : Présentation générale

Le Yi Jing fait par­tie des Cinq Clas­siques chi­nois (Wujing). La lec­ture confu­cia­niste du Livre des Chan­ge­ments se veut plus phi­lo­so­phique et plus éthique que l’ap­proche taoïste dite “Yi Jing du mar­ché”. Sous cette dési­gna­tion péjo­ra­tive on ras­semble un large éven­tail de pra­tiques spé­cu­lant davan­tage sur les nombres, l’as­tro­man­cie et la magie que sur l’exé­gèse.

Wang Bi est le plus célèbre repré­sen­tant de l’Ecole du Mys­tère (Xuan­xue, ou “Ecole de la pro­fon­deur”, par­fois qua­li­fiée à tort de néo-taoïsme).

Répu­té pour son inté­gra­tion de pro­po­si­tions des clas­siques taoïstes (Dao De Jing et Zhuang Zi) à la pen­sée confu­cia­niste, ses com­men­taires sur le Lao Zi jus­ti­fient sans conteste le titre de “Phi­lo­sophe du Non-Avoir” wu que lui attri­bue Marie-Ina Ber­ge­ron.

Mais d’autres auteurs (Shaugh­nes­sy par exemple) consi­dèrent davan­tage ses textes sur le Yi Jing comme une ten­ta­tive de conso­li­der le sys­tème poli­tique et social confu­céen qui avait mon­tré ses limites lors de la divi­sion de l’empire Han. Le recours à cer­taines notions issues du taoïsme a en effet per­mis de répondre effi­ca­ce­ment à d’autres cou­rants d’i­dées (Ecole légiste et Ecole des noms) qui mena­çaient le confu­cia­nisme.

Le docu­ment que nous étu­dions cette année “Intro­duc­tion Som­maire au Clas­sique des Chan­ge­ments” est pos­té­rieur aux écrits de Wang Bi sur le Lao Zi. Il exprime la quin­tes­sence de ses com­men­taires com­plets sur le Zhou Yi et les Dix Ailes (Zhouyi zhu). Pro­di­gieux tour­nant dans la lec­ture du Yi Jing ces écrits devinrent rapi­de­ment et durant des siècles une réfé­rence pour les com­men­taires offi­ciels ulté­rieurs, les éclai­rant, nuan­çant ou dis­pu­tant selon les contextes et les suc­ces­seurs (Kong Ying­da, Cheng Yi, Zhu Xi…).

La ver­sion de Wang Bi n’est cepen­dant pas celle que les mis­sion­naires jésuites et les pre­miers tra­duc­teurs du Yi Jing ont rap­por­tée de Chine (celles de Cheng Yi et Zhu Xi, expur­geant des ten­dances jugées trop taoïstes, fai­saient alors auto­ri­té). Mais la bas­cule irré­ver­sible d’une pra­tique divi­na­toire à un pro­jet phi­lo­so­phique, l’a­léa­toire concou­rant à une cohé­rence, est bien l’hé­ri­tage qui a per­du­ré jus­qu’à nos ver­sions occi­den­tales.

Wang Bi mani­feste en effet dans ses com­men­taires une grande déter­mi­na­tion pour une démarche ration­nelle, clai­re­ment en oppo­si­tion à d’autres usages de la période Han, fatras divi­na­toire basé sur des cal­culs et des gra­phiques plu­tôt que sur la com­pré­hen­sion des textes. La moder­ni­té de cette volon­té d’en reve­nir à l’es­sen­tiel, écar­tant tout ce qui n’ap­par­tient pas à son pro­jet de stricte modé­li­sa­tion du monde, semble cepen­dant par­fois créer une dis­tance avec la vision cha­ma­nique ori­gi­nelle.

Le point le plus équi­voque de son épure du Yi Jing est le rap­port hié­rar­chique, affir­mé dès la pre­mière sec­tion, entre sin­gu­lier et mul­tiple. Clai­re­ment tour­né vers la gou­ver­nance il sou­tient un modèle éta­tique “souverain/ministre/peuple” et semble fina­le­ment tout rame­ner à des moyens de conqué­rir ou main­te­nir la paix dans le royaume. Insis­tant pour que cha­cun “s’en tienne à sa place” cette lec­ture phi­lo­so­phique à visée sociale et poli­tique for­gea son suc­cès ulté­rieur.

Nom­breuses sont les idées brillam­ment syn­thé­ti­sées ou avan­cées dans les com­men­taires com­plets de Wang Bi sur le Yi Jing, mais un des pas­sages-clés, le point-pivot, le lieu du retour­ne­ment, est pré­ci­sé­ment sa magis­trale inter­pré­ta­tion de l’hexa­gramme 24 Fu “Le retour” : consi­dé­ré comme un moment de “Retour à la sub­stance ori­gi­nelle”. Y sont appro­fon­dies les notions de you et wu (dont les tra­duc­tions cou­rantes mais trop rapides sont “avoir/­non-avoir” ou “être/­non-être”).

Wu éga­le­ment tra­duit par “non-agir” ne doit bien évi­dem­ment pas être confon­du avec un “lais­ser-aller” pares­seux : il incite cha­cun à accom­plir son pro­jet ini­tial sans volon­té per­son­nelle, c’est-à-dire sans inter­fé­rence avec les pro­jets du Monde.

L’in­tro­duc­tion de ce “non-exis­tant” est pro­ba­ble­ment l’a­jout majeur effec­tué par Wang Bi à la pen­sée confu­céenne : assi­mi­lé au Dao, wu est ce qui pré­cède l’exis­tant, lui-même mani­fes­té par les aspects yin-yang.

Un autre apport très impor­tant, mais para­doxal compte-tenu de l’im­por­tance accor­dée à l’ex­pli­ca­tion des textes, est le constat d’impos­si­bi­li­té à tout expri­mer par le lan­gage. De même qu’il y a du non-être il existe un domaine que les mots ne peuvent atteindre. Ces deux notions ont pré­pa­ré la pen­sée chi­noise à inté­grer le boud­dhisme et sa concep­tion du vide. Ceux-ci ne péné­traient que timi­de­ment en Chine à la même époque, mais furent rapi­de­ment vali­dés par les pen­seurs taoïstes.

Nous trai­te­rons plus tard et en détail les com­men­taires et les enri­chis­se­ments appor­tés par les ver­sions sur les­quelles sont basées la majeure par­tie des tra­duc­tions ou inter­pré­ta­tions occi­den­tales… Il est par consé­quent fon­da­men­tal de com­men­cer par étu­dier dans sa forme ini­tiale, non ampu­tée, ce qui, loin d’être une variante, fut leur socle.

Mais quel que soit le texte auquel on se réfère la ques­tion reste la même : si on admet, par exemple, que la phi­lo­so­phie de Wang Bi avait pour objet une meilleure gou­ver­nance en Chine il y a 1800 ans, ce modèle est-il com­pa­tible et béné­fique avec notre réa­li­té actuelle, un contexte social, un rap­port au Monde et des ori­gines très dif­fé­rents ? Lorsque nous ques­tion­nons ou étu­dions le Yi Jing à notre échelle indi­vi­duelle, dans un sys­tème démo­cra­tique occi­den­tal du 21ème siècle, sommes-nous dans un para­digme iden­tique ?

Afin de favo­ri­ser l’ac­com­plis­se­ment de nos “déve­lop­pe­ments per­son­nels” (au sens où on l’en­tend aujourd’­hui) quel inté­rêt y‑a-t-il à se repré­sen­ter le Monde comme un royaume cen­tra­li­sé, objet de conquête ou de main­tien du pou­voir (pour les adeptes du déve­lop­pe­ment durable…) ? Tels le monarque ou l’hé­ri­tier aspi­rant, éclai­rés par l’o­racle ou l’é­tude du Livre des Trans­for­ma­tions, nous pour­rions nous y fau­fi­ler astu­cieu­se­ment, avec pour ali­bi la contri­bu­tion au bien com­mun par l’ins­crip­tion de la dyna­mique per­son­nelle dans le mou­ve­ment du Ciel. Cer­tains évo­que­ront un “pas de côté”, une pen­sée du dehors : cela est valable si l’on est conscient de ses propres ori­gines et culture. Mais si au contraire on vise le com­mun plu­tôt que l’é­cart, il convient d’en bien mesu­rer l’a­dé­qua­tion et les impli­ca­tions afin de n’en pas mar­cher “à côté”.

Une forme proche de ce modèle a connu un regain d’in­té­rêt au tour­nant des années 80, le Yi Jing se trans­for­mant alors, en coach aux yeux bri­dés, tri­via­le­ment reven­di­qué comme outil d’ “aide à la déci­sion”. Le sys­tème de pro­tec­tion sociale s’ef­fri­tant, l’é­poque encou­ra­geait alors à créer “sa petite entre­prise” (jus­qu’à l’u­bé­ri­sa­tion actuelle), et dans l’u­ni­vers du “tra­vail sur soi” il est encore des men­tors invi­tant à deve­nir “entre­pre­neur de soi-même”. Jusque dans les années 2000 les pro­messes de par­te­na­riats com­mer­ciaux après l’ou­ver­ture de la Chine fai­saient oublier les inéga­li­tés et atro­ci­tés per­pé­tuées de longue date par un empire actuel­le­ment renais­sant. De nom­breux sémi­naires de for­ma­tion rapide à la pen­sée chi­noise fleu­rirent à des­ti­na­tion des entre­pre­neurs occi­den­taux.

Reve­nant plus pré­ci­sé­ment au Yi Jing, cet usage exces­si­ve­ment prag­ma­tique d’une “machine à résoudre les pro­blèmes”, même tein­té d’exo­tisme, manque sin­gu­liè­re­ment de poé­sie… Si l’ou­ver­ture que nous trou­vons à la fré­quen­ta­tion du Livre des Trans­for­ma­tions ne per­met que de “nous en sor­tir” au mieux, il faut sérieu­se­ment se poser la ques­tion de ce que désigne “en”…

Quelques siècles après Wang Bi, tou­jours en Chine mais durant la période Song, les inter­pré­ta­tions basées sur son héri­tage alter­naient en effet et déjà de l’ac­ti­visme huma­niste au pou­voir bureau­cra­tique, pas­sant par le culte de la morale, des retours à la cos­mo­lo­gie et la divi­na­tion ou le ren­for­ce­ment d’un usage “aris­to­cra­tique” inac­ces­sible aux gens du peuple.

Wang Bi vou­lut éta­blir un sys­tème contre les abus de pou­voir : sur le plan social et poli­tique nous l’a­vons dit, alors que la régu­la­tion par les rites lais­sait trop de place à la cor­rup­tion, mais éga­le­ment dans le domaine de la divi­na­tion où riva­li­saient et se com­bi­naient de nom­breux sys­tèmes à base d’ho­ro­scopes, des cinq élé­ments, du yin-yang et de car­rés magiques. Le contact cha­ma­nique ori­gi­nel avec ce que nous appel­le­rions “esprits et nature” était per­du au pro­fit d’une magie extra­va­gante, objet du pou­voir jus­qu’aux plus hauts niveaux.

Pour­sui­vant l’œuvre de quelques pré­dé­ces­seurs qui ten­tèrent de mon­trer l’essence com­mune du taoïsme et du Yi Jing, Wang Bi sou­hai­tait écar­ter la fas­ci­na­tion confuse de la magie et nous invite encore à une com­pré­hen­sion claire et pro­fonde pour un “Retour à l’es­sen­tiel”.

Méthode

Le Zhou Yi Lue Li “Intro­duc­tion Som­maire au Clas­sique des Chan­ge­ments” est à la fois une intro­duc­tion, une conclu­sion et une syn­thèse :

  • Intro­duc­tion aux prin­ci­paux élé­ments du Yi Jing (textes et élé­ments gra­phiques)
  • Syn­thèse cri­tique des savoirs anté­rieurs
  • Syn­thèse des propres com­men­taires de Wang Bi sur le texte cano­nique et les annexes.

Notre ana­lyse se fera en deux étapes :

  • tout d’a­bord une des­crip­tion et une refor­mu­la­tion syn­thé­tique des sept sec­tions. Nous ten­te­rons à ce stade de res­ter le plus fac­tuel pos­sible et de ne consta­ter que les struc­tures, orien­ta­tions dis­cur­sives et manques de ces textes ;
  • dans un second temps une lec­ture plus cri­tique de la por­tée phi­lo­so­phique de la “Méthode Wang Bi” et de l’inté­rêt qu’elle pré­sente dans le cadre divi­na­toire.

Intro­duc­tion Som­maire au Clas­sique des Chan­ge­ments : Zhou Yi Lue Li

Ana­lyse des­crip­tive de la sec­tion 1