La Grande Image ne fait pas partie du texte initial

La Grande Image ne fait pas par­tie du texte ini­tial du Yi Jing, le texte dit « Canon­ique ».

Elle n’a rejoint les textes du Juge­ment et des Traits dans le texte offi­ciel qu’au cours de la dynas­tie Song (960‑1279), soit près de 10 siè­cles après sa rédac­tion.

 

D’où vient la Grande Image ?

Jusque-là elle n’apparaissait que dans les 易传 Com­men­taires Canon­iques (égale­ment appelés Com­men­taires Tra­di­tion­nels ou encore 十翼,shí yì, 10 Ailes) vraisem­blable­ment com­pilés lors de la dernière péri­ode Han (25–220).

Les 3ème et 4ème chapitres des 10 Ailes con­stituent 象传, Xiang Zhuan, le Com­men­taire Tra­di­tion­nel sur les Images. Le 3ème chapitre traite des hexa­grammes 1 à 30, alors que la 4ème Aile con­cerne les hexa­grammes 31 à 64.

Pour chaque hexa­gramme appa­rais­sent deux sortes de com­men­taires dif­férents : 大象,da xiang, la Grande Image et 小象, xiao xiang, les Petites Images. Les Petites Images sont des com­men­taires sur le texte ini­tial asso­cié à chaque trait. Beau­coup de spé­cial­istes jugent ces textes mineurs, de piètre qual­ité et peu cohérents ; nous y revien­drons (beau­coup) plus tard…

 

De quand date la Grande Image ?

L’ensemble des com­men­taires con­sti­tu­ant les 10 Ailes est tra­di­tion­nelle­ment attribué à Con­fu­cius… La com­pi­la­tion sem­ble effec­tive­ment due aux con­fucéens, mais la diver­sité styl­is­tique des sec­tions per­met d’imaginer des auteurs dif­férents, et surtout des péri­odes très éloignées : cer­tains textes ont été rédigés plusieurs siè­cles avant notre ère, alors que les plus récents n’ont man­i­feste­ment été pro­duits que durant la dynas­tie Han.

La péri­ode de la rédac­tion de la Grande Image sem­ble logique­ment se situer au cours des Han occi­den­taux (-206 ; +9) :

  1. référence au jun zi (noble héri­ti­er) très représen­ta­tive de la cul­ture con­fucéenne
  2. référence sys­té­ma­tique aux élé­ments naturels asso­ciés aux tri­grammes témoignant de l’assise alors déjà acquise par ce mod­èle : dans le texte du Yi Jing décou­vert dans la tombe de Ma Wang Dui datée de 168 avant notre ère le texte des 10 ailes ne con­tient encore que les deux pre­mières ailes et donc ni les com­men­taires sur les Images ni même la 8ème aile qui est le pre­mier texte à faire cor­re­spon­dre les élé­ments naturels avec les tri­grammes…
  3. régu­lar­ité de la struc­ture interne des chapitres qui souligne la volon­té péd­a­gogique.

C’est tout par­ti­c­ulière­ment la régu­lar­ité de struc­ture qui donne ce ver­nis d’une démon­stra­tion cohérente et incon­testable… Presque aus­si séduisante que le pre­mier regard sur le dia­gramme de Shao Yong, elle se veut démon­stra­tion d’une har­monie interne. Bien plus que les autres textes c’est elle qui dicte cette sen­sa­tion de la néces­sité d’un micro­cosme reflet du macro­cosme fon­da­men­tal et « naturel ».

 

Une traduction facilitée

Si la péri­ode de rédac­tion de la Grande Image est réelle­ment voi­sine du début de notre ère, la démarche de tra­duc­tion est alors sim­pli­fiée : seuls comptent alors le vocab­u­laire et la syn­taxe en usage à cette époque. Nous savons que la data­tion des textes du Juge­ment et des Traits oblige à d’autres con­sid­éra­tions.

En ce qui con­cerne la Grande Image, même si le choix des mots par le ou les rédac­teurs a pu se nour­rir de con­no­ta­tions antérieures ou si cer­taines par­ties sont des repris­es de for­mules plus anci­ennes, l’objectif péd­a­gogique devrait faire primer l’intelligibilité.

Nous le disions plus haut : le texte des Petites Images est méprisé par beau­coup de spé­cial­istes parce que jugé dis­parate et obscur. A l’opposé et au pre­mier regard la Grande Image sem­ble offrir une triple cohérence :

  1. cohérence de la forme textuelle que nous avons déjà décrit et sur laque­lle nous con­tin­uerons à nous appuy­er
  2. cohérence à chaque niveau : logique des tri­grammes, 1ère ligne « naturelle », actions du noble héri­ti­er, etc.
  3. cohérence dans les déduc­tions métaphoriques : si le noble héri­ti­er se com­porte ain­si c’est parce qu’il a observé et com­pris la logique « naturelle » et en déduit l’attitude ou l’action à accom­plir

Mais lorsqu’on y regarde de plus près la per­cep­tion et la com­préhen­sion de ces cohérences ne sont pas immé­di­ates et bien loin d’être exhaus­tives.

 

Cultiver l’ignorance

L’usage est de jus­ti­fi­er ce peu de clarté par un ésotérisme exo­tique : deux man­ques nous empêcheraient d’accéder à cette com­préhen­sion :

  • cul­turel : la pen­sée chi­noise (ou ori­en­tale) serait dif­férente de la vision occi­den­tale d’inspiration suc­ces­sive­ment grecque, romaine, chré­ti­enne et sci­en­tifique
  • spir­ituel : nous n’avons pas encore atteint le niveau de sagesse du noble héri­ti­er, et c’est pourquoi nous ne pou­vons pas encore pénétr­er les mys­tères de l’intelligence du monde …dont le Yi Jing est la clé. Nous devri­ons en con­séquence nous con­tenter d’imiter la démarche du noble héri­ti­er pour pro­gres­sive­ment nous en imprégn­er.

 

Approfondissement de l’ignorance

Nous allons donc hum­ble­ment mais méthodique­ment ten­ter de mesur­er et ré-éval­uer la pro­fondeur de notre igno­rance :

Pour ce faire il suf­fit de con­stru­ire et com­pléter un tableau de 64 lignes. A chaque ligne cor­re­spond bien sûr un hexa­gramme. Dans les colonnes de ce tableau nous pou­vons com­mencer par isol­er chaque con­sti­tu­ant de la Grande Image :

  1. Numéro de l’hexagramme
  2. Hexa­gramme
  3. Tri­gramme du haut
  4. Tri­gramme du bas
  5. Texte chi­nois évo­quant les Elé­ments Naturels
  6. Tra­duc­tion de la pre­mière ligne
  7. Analo­gie Tri­grammes / Elé­ments naturels
  8. Titre chi­nois de l’hexagramme
  9. Analo­gie Elé­ments naturels / Titre de l’hexa­gramme
  10. Tra­duc­tion du Titre de l’hexa­gramme
  11. Évo­ca­tion du noble per­son­nage (texte chi­nois)
  12. Tra­duc­tion du noble per­son­nage
  13. Champ d’action du noble per­son­nage (jus­tice, développe­ment per­son­nel, gou­verne­ment du peu­ple, etc.)
  14. Stratégie du noble per­son­nage (texte chi­nois)
  15. Tra­duc­tion de la stratégie du noble per­son­nage
  16. Struc­ture textuelle de la stratégie (phrase sim­ple ou avec subordonnée(s)
  17. Analo­gie Elé­ments naturels / Stratégie du noble per­son­nage
  18. Stratégie générale déduite et sug­gérée à celui qui con­sulte

Cer­taines colonnes sont une sim­ple copie depuis le texte canon­ique. Le véri­ta­ble tra­vail con­siste donc à :

  1. rem­plir les cas­es vides dans les autres colonnes
  2. observ­er la cohérence « ver­ti­cale » : quelles régu­lar­ités et irrégu­lar­ités peut-on con­stater au sein d’une même colonne ?
  3. ten­ter de déduire une cohérence « hor­i­zon­tale » : quelles analo­gies peut-on con­stater d’une colonne vers une autre au sein d’une même ligne ?
  4. …par réitéra­tion et jusqu’à épuise­ment de la démarche : en fonc­tion des obser­va­tions 2 et 3 adapter la tra­duc­tion ou l’interprétation de chaque élé­ment (étape 1) pour ten­ter de ren­forcer la cohé­sion de l’ensemble
  5. con­clure (avec humil­ité) sur l’intérêt et la pos­si­bil­ité d’une tra­duc­tion cohérente.

 

La fonction d’une traduction est le passage

J’espère donc d’une telle tra­duc­tion beau­coup plus que les habituelles ver­sions ésotériques ou exo­tiques et cer­taine­ment bien d’avantage qu’une livrai­son lit­térale ou lit­téraire.

La fonc­tion d’une tra­duc­tion est le pas­sage : ici pas­sage du paysage métaphorique posé par la jux­ta­po­si­tion des tri­grammes jusqu’au paysage métaphorique du con­sul­tant. Nous ver­rons que l’un des prin­ci­paux obsta­cles à la mise en con­cor­dance de ces deux univers est l’assimilation  implicite des élé­ments « naturels » aux tri­grammes.

Renonçant pro­vi­soire­ment à dif­férenci­er analo­gie et métaphore, il est donc ici ques­tion de ten­ter de rétablir une méta‑métaphore faisant coïn­cider ou com­mu­ni­quer les dif­férents plans analogiques : tri­grammes – élé­ments naturels – invo­ca­tion du Juge­ment par le rap­pel du titre de l’hexagramme – stratégie du noble héri­ti­er – paysage métaphorique de l’interprète – paysage métaphorique du con­sul­tant.

L’intérêt de cette ten­ta­tive est triple et dépend de son résul­tat :

  • dans l’hypothèse de son suc­cès les ajuste­ments effec­tués lors du proces­sus de réitéra­tion pro­duiront une tra­duc­tion qui per­me­t­tra au min­i­mum dis­cus­sion
  • le con­stat de trop grandes dis­par­ités sur l’un ou les deux axes de notre tableau témoign­era soit de mon incom­pé­tence, soit de l’ori­en­ta­tion trop réduc­trice de cette sec­tion du Livre des Trans­for­ma­tions
  • une autre atti­tude pour­rait être de trans­former l’impasse en trem­plin et de mobilis­er l’aspect créatif du mode métaphorique. Éjec­tés du cadre stricte de la tra­duc­tion nous seri­ons alors joyeuse­ment con­damnés à l’interprétation de ce noble héritage…

 

Du contexte, toujours du contexte…

Notre objec­tif pour cette année 2018 reste bien une tra­duc­tion plus appro­priée de la Grande Image. J’ai, dans ce but, pro­posé ici quelques repères :

  • évo­lu­tion de la posi­tion de la Grande Image dans les textes canon­iques
  • péri­ode de rédac­tion ou de com­pi­la­tion
  • out­il de véri­fi­ca­tion et de ren­force­ment de la cohérence du texte

Mais la com­préhen­sion du con­texte poli­tique et philosophique dans lequel a été rédigé cette par­tie du Livre des Trans­for­ma­tions est encore plus impor­tante.

C’est ce que ten­terons d’éclaircir dans le prochain arti­cle !