Huitième Aile : Avant l’Envol
Les premières lignes, toujours en première ligne…
Mon camarade Georges Saby nous a offert il y a quelques jours la première version de sa “Traduction évolutive de l’Image Elémentale”. Il a le double courage de proposer une approche inhabituelle du texte : le “Vol Chamanique”, mais surtout de la livrer sans fard, avec la force de ses imperfections et des questionnements non résolus.
Plus timoré, je prends tout d’abord appui sur les textes…
Mon projet de traduction de la Grande Image tente :
- d’établir une plus grande cohérence entre :
- la proposition “naturelle” de la disposition des trigrammes
- le conseil stratégique
- de découvrir et refléter une intention d’ensemble aux 64 propositions
La plupart des interprètes acceptent comme une évidence la corrélation “plate”, statique, entre les trigrammes et les éléments naturels qui leurs sont associés. Très peu d’explications sont ensuite proposées quand à la déduction du conseil stratégique depuis la configuration naturelle, elle-même issue de la superposition des trigrammes.
- Comment passe-t-on par exemple pour l’hexagramme 33 “Se retirer” de : “Sous le ciel il y a la montagne” à : “Ainsi le noble héritier, se tenant à distance de l’homme de peu, en impose sans sévérité.” ?
- Comprend-on plus facilement dans l’hexagramme 61 “Juste Confiance” que de : “Au-dessus de la brume il y a le vent” puisse être déduit : “ Ainsi le noble héritier, débattant des litiges, diffère les sentences.” ?
Autres questions :
- Nous limitant à la lecture de la première ligne, une fois que l’on associe “la brume” au trigramme dui et “le vent” à xùn, comment s’explique le choix “naturel” de “Au-dessus de la brume il y a le vent” plutôt que “Au-dessous du vent il a la brume” ?
- Comment d’ailleurs se figurer cette image naturelle, qu’elle soit énergétique, météorologique, cosmologique, calendaire ou picturale ? Si l’on peut aisément représenter graphiquement “Sous le ciel il y a la montagne” ou “Au cœur de la terre se produit le bois” (H46), qu’en est-il de “Au cœur de la terre il y a la montagne” ou “Brume émergeant du ciel” ou “Au-dessus de la brume il y a l’eau” ?
L’Analogie est un Rapport
Concernant les trigrammes au sein des hexagrammes, notre analyse du début de la Sixième Aile montre la mobilisation progressive d’une dynamique passant par l’enchaînement :
Trigrammes
→ superposition en hexagrammes
→ animation réciproque des traits
→ révélation des changements contenus dans la situation
→ insertion dynamique du consultant dans le Mandat du Ciel exprimé par les Commentaires
De même que la dynamique individuelle inhérente à chaque trigramme ne suffit pas à justifier l’action juste proposée dans le conseil stratégique, les éléments naturels considérés individuellement ne suffisent pas à dépeindre la dynamique d’une situation : d’avantage que le mouvement propre à chaque élément naturel, la véritable dynamique est tout d’abord générée par le rapport entre ces éléments naturels.
Vertiges de la verticalité
Nous pouvons également prendre un peu de distance afin de considérer le tableau général… Contrairement à d’autres sections du Yi Jing ou des Dix Ailes la grande homogénéité du style et de la structure du texte permettent de supposer que les 64 chapitres de la Grande Image ont été rédigés par un ou plusieurs auteurs appartenant à une même école de pensée et très vraisemblablement à la même période. Cela suppose donc un paradigme, un modèle cohérent du monde dont il convient de découvrir le projet.
“ L’image est un modèle de la réalité. ” Ludwig Wittgenstein
Un an avant la première édition en 1885 par Paul-Louis-Félix Philastre de sa version du Yi Jing, l’auteur anglais Edwin Abbott Abbott publiait “Flatland” (Le Plat Pays) une satire géométrique où le monde ne possède que deux dimensions, ignorant la notion de hauteur …jusqu’à la découverte de la sphère.
L’empilement de traits yin et yang est la forme abrégée progressivement mise au point par les devins de l’antiquité chinoise afin de consigner par écrit, sous une forme graphique, le résultat des questionnements successifs opérés par le brûlage des ossements ou la manipulation des brins d’achillée.
Cette représentation schématique, cette modélisation graphique, a une implication sur l’ensemble des conseils stratégiques et donc sur l’orientation de la représentation du monde qu’elle cartographie :
Les hexagrammes se construisent et se lisent de bas en haut : il n’est donc pas surprenant que beaucoup des rapports, des relations entre les trigrammes dans la Grande Image soient décrits suivant l’axe vertical (au-dessus, sous, montant, au pied, etc.). L’exception la plus fréquente est traduite en français par “au sein de”, indiquant qu’un élément en contient un autre, semblant alors évoquer un rapport d’appartenance ou de protection.
S’il est vrai qu’une des toutes premières étapes du repérage cognitif de l’humain (et semble-t-il du vivant) est la détection de la verticalité, le glissement “naturel” vers la notion de hiérarchie “souverain/peuple” n’est pas la seule possibilité de représentation des groupes humains, ni non plus la seule possibilité de rapport de l’homme au monde…
“ Une carte n’est pas le territoire qu’elle représente. ” Alfred Korzybski
Orientations
Que l’on épouse ou pas cette vision stratégique du rapport au monde “naturel” et à celui des sociétés humaines, il est fondamental de ne pas en oublier l’origine et les limitations.
Malgré tout la même représentation graphique, la même carte, aurait pu être interprétée selon des points de vue différents : les textes des chapitres de la Grande Image qui nous sont parvenus ont été écrits ou retenus dans un contexte politique particulier. Il est tout à fait imaginable qu’à la même époque d’autres écoles de pensées aient rédigé des propositions différentes sur les mêmes images “naturelles” du monde.
Rejetant la culture d’un âge d’or chinois correspondant à la période des Zhou et modélisé globalement dès le début de la période Han, allant même jusqu’à considérer que ce n’est pas parce que “c’est vieux et chinois” que “c’est juste”, les plus téméraires d’entre nous pourraient courir le risque d’une ré-écriture, une ré-interprétation enrichie des progrès de la pensée chinoise et occidentale. Avec un peu moins de courage ou d’inconscience l’expression de cette vision métaphorique pourrait au minimum être retravaillée …
Grand est Plus Grand
Mais même si l’on choisit de rester fidèle à la tradition et au texte originel, les métaphores, précisément grâce aux limites qu’elles imposent, possèdent une puissance qui déborde le simple cadre descriptif de l’image, pour ouvrir à celui de l’imagination : deux traductions possibles du mot chinois 象 dans l’expression 大象 Xiang Zhuan “Grande Image”. “Imaginer” signifie tout d’abord se re-présenter en imagination quelque chose que l’on connaît déjà mais qui n’est pas ou plus là. Rappelons que le mot 大 Da “Grand” représente un humain les bras écartés, et qu’il s’agit donc ici d’élargir la vision, de dépasser le cadre des apparences.
“Imaginer” par la métaphore permet donc également de concevoir et mobiliser par l’imaginaire quelque chose qui n’est pas encore là ou appartient encore provisoirement à l’indicible.
“ Ce qui peut être montré ne peut pas être dit. ” Ludwig Wittgenstein
Prodige ou prodigalité de la verticalité
L’association des trigrammes avec les éléments naturels tient de toute évidence la vedette en première ligne de chaque Grande Image. Un second niveau de sens est obtenu par le rapport dynamique entre les trigrammes, précisé par les autres mots (ou absence de mot quand il s’agit de l’énoncé simple du nom des éléments) de la première ligne.
La troisième étape de notre analyse du début de la Sixième Aile soulignait la voie qui conduit de la superposition en hexagrammes à la révélation des changements contenus dans la situation :
Trigrammes
→ superposition en hexagrammes
→ animation réciproque des traits
→ révélation des changements contenus dans la situation
→ insertion dynamique du consultant dans le Mandat du Ciel exprimé par les Commentaires
Ainsi, concernant les traits, la hiérarchie primaire en rapport avec l’altitude est nuancée, voire fortement infléchie, par :
- les places alternativement yang (1, 3 et 5) et yin (2, 4 et 6)
- l’adéquation, le renforcement ou l’affaiblissement de la forme du trait continu yang ou discontinu yin avec la place
- la correspondance entre les traits du trigramme du bas et ceux du trigramme du haut (1 avec 4, 2 avec 5, 3 avec 6)
- les relations de voisinage (le trait 4 a pour voisins les traits 3 et 5)
- la position relativement au trigramme (le trait 3 est au sommet du trigramme du bas, alors que le trait 4, lui est supérieur dans l’hexagramme, mais est également le plus bas dans le trigramme du haut)
Se pourrait-il que par-delà les caractéristiques propres des éléments naturels et leur rapport proposé par la superposition des trigrammes, la dynamique des traits au sein de l’hexagramme révèle un sens qui viennent nourrir ou infléchir la description de la superposition initiale ?
Seraient ainsi introduites les deux phases suivantes :
- “révélation des changements contenus dans la situation”, résumée par le nom de l’hexagramme en seconde ligne
- “insertion dynamique du consultant dans le Mandat du Ciel exprimé par les Commentaires”, proposée par le conseil stratégique
Cette piste méritera d’être explorée…
Petit n’est pas forcément Moins Grand
On comprend mieux dès lors le rassemblement dans les mêmes Troisième et Quatrième Ailes, 象傳 Xiang Zhuan “Commentaire sur les Images” des 大象 Da Xiang “Grandes Images” et 小象 Xiao Xiang “Petites Images”. Rappelons que ces deux Ailes constituaient initialement une seule section et qu’il eut été facile au moment de leur subdivision en deux chapitres indépendants (pour amener le nombre des Ailes de 7 à 10) de produire d’un côté les Grandes Images et de l’autre les Petites Images.
Mais le choix de les conserver ensemble et de présenter pour la Troisième Aile l’ensemble des textes concernant les 30 premiers hexagrammes, puis à la Quatrième Aile les textes des 34 derniers hexagrammes n’est pas anodin :
Et si les Petites Images, souvent méprisées par les commentateurs, se révélaient d’une importance non négligeable et possédaient un véritable lien avec les Grandes, allant peut-être jusqu’à justifier l’orientation des conseils stratégiques de ces dernières ?
Il convient cependant de tempérer dès maintenant cette hypothèse : les Petites Images ne nous parlent jamais directement des trigrammes…
Plan d’étude
Chaque première ligne des 64 Grandes Images peut donc être étudiée en 5 étapes :
- compréhension de la dynamique inhérente à chaque trigramme par analogie, association à un élément naturel (tonnerre, arbre, eau, etc.)
- compréhension de la dynamique générée par la relation, le rapport entre les deux trigrammes exprimé par la description d’une position relative (par exemple ”Au-dessus du bois il y a l’eau”) ou d’une interaction (par exemple “La brume submerge l’arbre”)
- en complément de notre analyse des quatre premières lignes de la Sixième Aile, compréhension du résultat de la conjugaison de la dynamique propre à chaque trigramme et de la dynamique générée par la superposition des trigrammes du bas et du haut
- tentative de lien entre les textes des Petites Images et la dynamique générale de la grande Image
- re-calibrage et expression de chaque première ligne depuis un système cohérent de 64 dynamiques
Trigrammes et Éléments Naturels
Commençant par les fondations, mais avec une perspective plus ambitieuse, nous allons enfin pouvoir considérer le lien entre chaque trigramme et le ou les éléments naturels qui lui sont associés.
Et pour prendre notre envol quoi de mieux qu’une Aile ?
Concernant le lien entre les trigrammes et les éléments naturels la “Table de Références” est la Huitième Aile.
說卦传 “Shuo Gua Zhuan”, “Explications sur les structures” ou Huitième Aile, constitue en effet un véritable dictionnaire analogique pour l’interprétation des trigrammes et de leurs dynamiques individuelles.
Si elle ne traite quasiment pas des ”rapports” entre les trigrammes, une meilleure compréhension des analogies propres à chacun d’entre eux et leur positionnement dans un système se voulant cohérent devrait toutefois nous éclairer…
Bibliographie
- Abbott, E. A. Flatland. Paris : Editions 10/18
- Chinese Text Project – La huitième Aile : https://ctext.org/book-of-changes/shuo-gua
- Chinese Text Project – La troisième Aile : https://ctext.org/book-of-changes/xiang-zhuan
- Encyclopédie du Yi Jing, La huitième Aile : https://www.wen.fr/huitieme-aile/
- Encyclopédie du Yi Jing Traduction commentée de l’Image Élémentale : https://www.wen.fr/traduction-commentee-de-limage-elementale/
- Korzybski, A. Une carte n’est pas le territoire : Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale. L’Eclat
- Ricci, I. Dictionnaire Ricci de caractères chinois, coffret 2 volumes et un index. Paris : Desclée de Brouwer
- Wittgenstein, L. Tractatus logico-philosophicus. Paris : Gallimard.