Présentation de la Neuvième Aile

 

La traduction en phrases

La Neu­vième Aile a pour objet l’or­don­nance­ment dit “du Roi Wen” et explique donc, hexa­gramme après hexa­gramme, pourquoi il vient à la suite du précé­dent.

序卦停 Xu Gua Zhuan “Ordre des hexa­grammes” était la six­ième des sept ailes ini­tiales. Elle reprend la sépa­ra­tion en deux par­ties du Texte Canon­ique : hexa­grammes H01 à H30 pour la pre­mière, H31 à H64 pour la sec­onde.

J’avais, depuis quelques années, mis à dis­po­si­tion le texte chi­nois et la tra­duc­tion mot-à-mot, mais il man­quait la tra­duc­tion “en phras­es” : une pre­mière ver­sion est disponible dès aujour­d’hui.

J’en ai prof­ité pour har­monis­er son esthé­tique et son ergonomie selon la même charte graphique que les pages “Hexa­grammes” et “Car­ac­tères”.

 

Il est compliqué de faire simple, il est long de faire court

Ce texte est très struc­turé et rel­a­tive­ment court (63 para­graphes de 2 ou 3 phras­es). Sa tra­duc­tion me sem­blait donc un jeu d’en­fant et l’af­faire de quelques heures… Erreur de débu­tant !

Les argu­ments invo­qués pour jus­ti­fi­er l’or­dre des hexa­grammes ne sont jamais liés à la struc­ture graphique (traits ou tri­grammes), ni à une répar­ti­tion suiv­ant un sché­ma plus général (Ciel antérieur, Ciel postérieur, etc., posi­tions clés de quelques guas). Dans de très rares cas cer­taines pro­priétés asso­ciées aux tri­grammes sont cepen­dant invo­quées.

Il n’est pas non plus fait référence au Texte canon­ique, aux mul­ti­ples expres­sions ou for­mules qui car­ac­térisent le Yi Jing (“grand homme”, “tra­vers­er les grandes eaux”, “aucun lieu n’est prof­itable”, etc…) dans les com­men­taires sur le Juge­ment ou les traits.

Les seules références sont donc les noms des hexa­grammes 卦名 guà míng. Pre­miers mots du texte du Juge­ment, ils ne sont con­sid­érés ici que comme titres, et sont sup­posés exprimer, en un ou deux car­ac­tères, la syn­thèse de l’hexa­gramme, sa quin­tes­sence.

La jus­ti­fi­ca­tion de l’en­chaine­ment d’un hexa­gramme à la suite d’un autre décrit ce qu’il advient lorsque la ten­dance précé­dente parvient à son extrémité. L’ar­gu­ment paraît générale­ment évi­dent, mais il est de nom­breux cas où l’ori­en­ta­tion est beau­coup plus par­tiale. Cela exige, en out­re, par­fois, le con­cours d’une accep­tion par­ti­c­ulière de la sig­ni­fi­ca­tion du ou des mots désig­nant l’hexa­gramme. C’est une des raisons de la dif­fi­culté à traduire.

Les noms des hexa­grammes expri­ment des moments. Ils définis­sent des con­fig­u­ra­tions par­ti­c­ulières tout au long du flux des trans­for­ma­tions inces­santes. Con­sid­érés isolé­ment, ils expri­ment une dynamique pro­pre, mais les regarder dans leur suc­ces­sion les assim­i­le à des sta­tions, des cen­tres névral­giques. Tels des neu­rones, ils ne sont alors, de ce point de vue, que des des points de con­jonc­tion. Pro­longeant la métaphore des cel­lules nerveuses du cerveau, la véri­ta­ble dynamique, la véri­ta­ble com­mu­ni­ca­tion, serait opérée via les synaps­es, point de con­tact entre les neu­rones, qui véhicu­lent le mes­sage élec­trochim­ique. Cela cor­re­spond, pour notre présente tra­duc­tion, aux for­mules, sou­vent récur­rentes, qui expri­ment la dynamique de la trans­for­ma­tion d’un hexa­gramme vers l’autre.

En d’autres ter­mes si la Neu­vième Aile nous per­met, acces­soire­ment, de com­pléter la déf­i­ni­tion des hexa­grammes, son objet prin­ci­pal est bien de révéler la cohérence de leur ordon­nance­ment, d’une étape à l’autre, mais égale­ment dans sa glob­al­ité. La tra­duc­tion adéquate des ter­mes apparem­ment anodins (pronoms, artic­u­la­tions de liaisons, cop­ules ou emphases) qui véhicu­lent le mes­sage con­stitue donc l’en­jeu majeur de cette tran­scrip­tion.

 

Une liste mnémotechnique en guise d’introduction au Yi Jing

Quelques spé­cial­istes con­tem­po­rains du Livre des Change­ments (Rutt, Smith) pensent que la Neu­vième Aile n’é­tait au départ qu’une liste mné­motech­nique. Sim­ple pense-bête, elle ne serait alors qu’un acces­soire péd­a­gogique, une sorte d’intro­duc­tion à l’é­tude du Yi Jing.

, le pre­mier mot de son titre chi­nois (序卦傳 xù guà zhuàn), pos­sède effec­tive­ment trois sig­ni­fi­ca­tions :

- galeries ou bâti­ments latéraux (ce qui rap­pelle “aile”), pour le rôle d’ac­ces­soire
- met­tre en ordre, enchaîne­ment, pour l’or­don­nance­ment
- mais aus­si pré­face d’une œuvre, pour l’in­tro­duc­tion.

L’écri­t­ure n’est sou­vent con­sid­érée que comme la tran­scrip­tion de l’o­ral con­signé comme un réc­it (roman, réc­it his­torique, ou texte sacré “reçu”). Mais l’an­thro­po­logue Jack Goody a souligné que dans de nom­breuses cul­tures, l’écri­t­ure sous forme de listes, tableaux ou for­mules de cal­cul avait pro­duit des avancées sig­ni­fica­tives dans la struc­tura­tion de la pen­sée.

L’o­rig­ine div­ina­toire d’une bonne par­tie de l’écri­t­ure chi­noise (consigna­tion par les devins du con­texte, de la pro­duc­tion empilée des “traits” et des con­clu­sions de la con­sul­ta­tion man­tique), autant que le chapi­trage du Yi Jing canon­ique, cat­a­logue de “moments”, con­fir­ment ces fonc­tions supérieures de l’écri­t­ure :

- for­mules et cal­culs
- listes ordon­nées (recettes)
- clas­si­fi­ca­tion par regroupe­ments analogiques et dif­féren­ci­a­tions
- visu­al­i­sa­tion par graphes et tableaux

De ce point de vue, la Neu­vième Aile (n’en déplaise à Zhu Xi qui la men­tionne à peine dans ses com­men­taires) devient alors beau­coup plus que la jus­ti­fi­ca­tion sim­pliste d’une énuméra­tion.

 

La réponse tardive à une vieille énigme

Comme nom­bre d’an­ciens textes chi­nois la Neu­vième Aile a longtemps été attribuée à Con­fu­cius. Plusieurs indices mon­trent cepen­dant que sa rédac­tion finale est beau­coup plus tar­dive (prob­a­ble­ment IIe siè­cle). L’ho­mogénéité du style laisse envis­ager un auteur unique (ou un groupe organ­isé de rédac­teurs).

Mais la ques­tion de l’or­don­nance­ment date cer­taine­ment déjà de la dynas­tie Zhou. L’His­toire rap­porte en effet trois ver­sions suc­ces­sives du Livre des Change­ments :

- La pre­mière pré­dom­i­na durant la dynas­tie Xià, et s’in­ti­t­u­lait 連山 Lian Shan Chaîne de mon­tagnes parce qu’elle avait pour pre­mier hexa­gramme l’actuel H52, fig­u­rant “une mon­tagne sur une mon­tagne”. Notons que lian évoque les notions d’as­so­ci­a­tion, mais aus­si de con­ti­nu­ité et de con­sé­cu­tif.
- Selon les his­to­riens, le titre de la deux­ième ver­sion était 蹄戴 Gui Zang Retour au caché, parce que “toute ques­tion pou­vait y être ramenée”. Beau­coup plus syn­thé­tique que le Lian Shan, le Gui Zang débu­tait par l’hexa­gramme actuel H02 et fut le Yi Jing de la dynas­tie Shang. La notion de retour, très présente dans le Yi Jing, a par­ti­c­ulière­ment été soulignée par Wang Bi.
- Le 周易 Zhōu Yì Change­ment des Zhou est donc la troisième et dernière ver­sion du Livre des Change­ments. Son nom le fait cor­re­spon­dre à la dynas­tie Zhou. met l’emphase sur la notion de change­ment.

Cha­cune de ces ver­sions pro­po­sait un ordre dif­férent des hexa­grammes. Aucun d’eux ne cor­re­spond aux dif­férents tableaux car­rés ou cir­cu­laires exposant les hexa­grammes ou tri­grammes. Il est pos­si­ble que l’as­so­ci­a­tion aux trois dynas­ties soit une con­struc­tion postérieure des his­to­riens. Mais la ques­tion de l’or­don­nance­ment a for­cé­ment émergé, au plus tard, lors de l’étab­lisse­ment de la ver­sion défini­tive. La Neu­vième Aile est toute­fois la seule réponse offi­cielle qui nous soit par­v­enue.

 

Les expressions d’un geste global

Pour chaque chapitre décrivant l’en­chaine­ment de deux (par­fois trois) hexa­grammes, le texte a une struc­ture glob­ale­ment iden­tique et s’ap­puie sur les mêmes expres­sions.

Chaque hexa­gramme est intro­duit par la for­mule 故受之以 gù shòu zhī yǐ  que nous traduisons par C’est pourquoi vient ensuite…
Pour très exacte­ment la moitié des hexa­grammes nous trou­vons ensuite la forme A者B也 dans laque­lle A est le nom de l’hexa­gramme et B une car­ac­téris­tique attribuée à cet hexa­gramme.

Les textes intro­duc­tifs des deux par­ties sont à plusieurs titres remar­quables :

- L’in­tro­duc­tion générale n’u­tilise pas les noms des hexa­grammes H01 et H02, mais les rem­place par les élé­ments naturels asso­ciés : Le Ciel et la Terre. 天地 tiān dì se lit couram­ment comme l’ex­pres­sion Ciel-Terre, cadre dans lequel toutes les formes indi­vidu­elles de la man­i­fes­ta­tion, les “Dix mille Etres”, pren­nent formes et se dévelop­pent à par­tir de H03.

- Cela veut-il dire que le cadre ne peut être nom­mé, puisque n’ap­par­tenant pas vrai­ment au monde de la man­i­fes­ta­tion ?
- Cela veut-il soulign­er leur indis­so­cia­bil­ité, l’im­pos­si­bil­ité de leur exis­tence sans la présence con­jointe de l’autre pôle ?

- Les deux livres com­men­cent par les trois mêmes mots : 有 天 地 yǒu tiān dì. Mais alors qu’au tout début l’ex­is­tence du Ciel-Terre con­di­tion­nait celle de tous les êtres, l’in­tro­duc­tion de la sec­onde par­tie est une liste dans la liste :

- le nom de l’hexa­gramme H31 n’y est pas non plus men­tion­né, mais le préam­bule du deux­ième livre est une cas­cade de sept rela­tions, décrivant elles-mêmes autant de formes de …rela­tions. La dernière étape de cet enchaîne­ment évoque pré­cisé­ment ordon­nance­ment, éti­quette et droi­ture. Ain­si, la durée H32 de tous les êtres est-elle garantie par la régu­la­tion des rela­tions qu’ils entre­ti­en­nent entre eux.

- La ques­tion de la durée dans un monde en per­pétuel change­ment est donc cen­trale dans la Neu­vième Aile. Cette préoc­cu­pa­tion est con­fir­mée par une expres­sion que l’on retrou­ve dix fois dans le texte (+ trois for­mules assez proches) :

物 不 可 以 終 A se traduit par les choses ne peu­vent pas rester dans la sit­u­a­tion A pour tou­jours, et est suiv­ie de la phrase citée précédem­ment : c’est pourquoi vient ensuite la sit­u­a­tion B où B décrit générale­ment une sit­u­a­tion inverse de la sit­u­a­tion A.

- Il y a ain­si, au fil des enchaîne­ments, la con­struc­tion d’un geste glob­al. Les choses (êtres) s’en­chainent, chaque sit­u­a­tion ser­vant de con­texte ou de pré­texte à la suiv­ante, via le mécan­isme des expres­sions. Dans les cas où le mou­ve­ment en cours ne saurait rester blo­qué indéfin­i­ment, il y a retour, retourne­ment et l’on observe alors, plutôt qu’une longue suite logique vers l’a­vant, une sorte de danse allant et venant.

- Cette danse est une ronde. Son dénouement/renouement est posé par l’a­vant dernière phrase Les êtres ne peu­vent attein­dre de lim­ite, solu­tion­né par l’an­nonce de la boucle c’est pourquoi vient ensuite et pour finir “Pas encore passé”.

 

Six Portes

Zhou Hong Zheng (496–574), auteur éru­dit de com­men­taires sur le Yi Jing, s’est, con­traire­ment à Zhu Xi, penché avec intérêt sur la Neu­vième Aile et en a même déduit une dis­tri­b­u­tion des hexa­grammes selon “six portes” (六門 liu men) :

- Porte de la Voie du Ciel (天道門), inclu­ant H01 et H02
- Porte des affaires humaines (人事門), inclu­ant H06 et H07
- Porte des rela­tions (相因門), inclu­ant H09 et H10
- Porte des con­traires (相反門), inclu­ant H33 et H34
- Porte des ren­force­ments (相須門), inclu­ant H14 et H15
- Porte des mal­adies (相病門), inclu­ant H22 et H23

Je n’ai encore trou­vé aucune expli­ca­tion à cette répar­ti­tion.

 

Une traduction provisoire

Fidèle à notre principe de tra­duc­tion évo­lu­tive, la présente ver­sion n’est que pro­vi­soire. Je crois qu’une prochaine étape pour­rait en ren­forcer la pré­ci­sion, prin­ci­pale­ment dans le traite­ment des expres­sions. La pub­li­ca­tion con­jointe de mes notes de tra­duc­tion devrait en éclair­er les choix et con­séquences.

La Neu­vième Aile


Références

  • Rutt, Richard. 1996. The Book of Changes (Zhouyi). Rich­mond : Cur­zon Press.
  • Richard J. Smith, Fath­om­ing the Cos­mos and Order­ing the World : the Yijing (I Ching, or Clas­sic of Changes) and its Evo­lu­tion in Chi­na, Char­lottesville, Uni­ver­si­ty of Vir­ginia Press, 2008
  • Jack Goody, 1977, “La Rai­son graphique “trad. fr. Minu­it, coll. « Le sens com­mun »
  • Zhu Xi, Joseph Adler — Zhu Xi’s Com­men­tary on the Xicizhuan : https://www2.kenyon.edu/Depts/Religion/Fac/Adler/Writings/Xici%20trans%20A.pdf