Dans quel ordre ?

Les principes généraux étant posés, dans quel ordre allons-nous procéder pour traduire l’ensemble de la Huitième Aile ?

Par ordre de lec­ture ? : Si l’on con­sid­ère que cette com­pi­la­tion de chapitres est sci­em­ment ordon­née il faudrait les traduire comme une séquence de propo­si­tions, avec une intro­duc­tion posant les fon­da­men­taux et une con­clu­sion ou une syn­thèse. Cer­tains mots sont en effet peut-être défi­nis à un pre­mier niveau puis pro­gres­sive­ment com­plétés ou affinés, cer­taines notions en intro­duisent prob­a­ble­ment d’autres. La tra­duc­tion au fil du texte serait alors la mieux à‑même de s’accorder à cette con­struc­tion linéaire. Mais dans notre cas l’assemblage est tardif et l’ordonnancement fait prob­a­ble­ment suite à une sélec­tion par­mi dif­férentes sources, auteurs et épo­ques : il est même pos­si­ble que cer­taines sec­tions n’aient été rédigées que pour com­pléter le pro­pos général. Nous devons donc dif­férenci­er l’intention des dif­férents auteurs et celle de la trame finale. Sup­posant tout de même qu’à l’origine de chaque sec­tion il y avait une source unique, la tra­duc­tion par mod­ules est alors envis­age­able. Une sec­onde étape de coor­di­na­tion de ces blocs pour­ra ensuite répon­dre à l’intention sup­posée de l’assembleur : épauler le texte canon­ique.

En com­mençant par les car­ac­tères les plus fréquents ? : Que l’on abor­de le texte dans son entier ou par sec­tions on peut com­mencer par froide­ment le con­sid­ér­er comme un ensem­ble organ­isé de mots dont il con­viendrait d’envisager les mul­ti­ples pos­si­bil­ités de sens indi­vidu­els. Faisant abstrac­tion des dif­férences de syn­taxe entre les langues source et des­ti­na­tion, la con­ver­sion mot-à-mot, en con­ser­vant un enchaîne­ment à l’identique, pour­rait tout d’abord don­ner une pein­ture générale de l’ensemble, mais surtout per­me­t­trait de con­serv­er la struc­ture (rythmes, régu­lar­ités et artic­u­la­tions) du texte ini­tial. Acces­soire­ment, en ter­mes d’efficacité, cela aurait égale­ment pour effet de rem­plir rapi­de­ment un max­i­mum de cas­es du puz­zle mot-à-mot. N’oublions cepen­dant pas qu’un même terme peut avoir un sens ou une fonc­tion dif­férents pour cer­taines de ses occur­rences. En ce qui con­cerne la Huitième Aile les ter­mes les plus fréquents sont ceux dont nous avons souligné l’importance dans l’article précé­dent : les mots-charnières :為 wéi « être, être comme » est util­isé 129 fois, 於yú « dans » et 而ér « alors » 18 fois, etc.

En com­mençant ou finis­sant par les ter­mes-clés ? : Nous étu­dions la Huitième Aile pour mieux traduire la Grande Image et plus par­ti­c­ulière­ment sa pre­mière ligne à base d’Elé­ments Naturels asso­ciés aux Tri­grammes. La tra­duc­tion est un pas­sage… Les mots-charnières sont à l’articulation de l’ouverture… Filant la métaphore de la porte les ter­mes désig­nant les Tri­grammes et les Elé­ments Naturels sont pour nous des « mots-clés » : leur com­préhen­sion est donc à l’ouver­ture et à la fer­me­ture de notre tra­duc­tion. Il fau­dra donc com­mencer et finir par eux.

En s’appuyant sur la cohérence ? : Dans la qua­si-total­ité des cas à par­tir de la troisième sec­tion de la Huitième Aile cha­cun des tri­grammes est présen­té tour à tour selon un point de vue par­ti­c­uli­er à la sec­tion. Il y a ain­si à chaque fois :

  1. Con­struc­tion d’un domaine de référence, étab­lisse­ment d’un con­texte com­mun
  2. Déf­i­ni­tion sin­gulière pour chaque tri­gramme d’une équiv­a­lence au sein de ce référen­tiel

Nous pou­vons donc dis­cern­er deux formes de cohérences

  • La pre­mière est la plus évi­dente : elle con­cerne les élé­ments d’un même domaine (ani­maux, par­ties du corps, etc.). Dans le cas des points car­dinaux cette cohérence est rigoureuse­ment géométrique. Con­cer­nant les mem­bres de la famille, une arbores­cence équili­brée est obtenue sur la base d’une logique graphique des tri­grammes com­binée à un « réc­it » expli­quant les par­ents fon­da­teurs et jus­ti­fi­ant très pré­cisé­ment la posi­tion de chaque enfant. Mais pour d’autres domaines (par­ties du corps, ani­maux, etc.) le choix de l’association de chaque entité avec un tri­gramme par­ti­c­uli­er peut pos­er ques­tion et a cer­taine­ment fait l’objet d’un arbi­trage au moment de l’assemblage canon­ique.

De toute façon sys­tèmes « cohérents » ne veut pas dire sys­tèmes « fer­més ». Il n’est pas non plus impératif que la répar­ti­tion des sin­gu­lar­ités soit tou­jours aus­si par­faite­ment géométrique que pour les points car­dinaux. Les dis­symétries peu­vent sig­naler des imper­fec­tions mais aus­si induire une dynamique ou témoign­er d’une volon­té de provo­quer une ouver­ture à l’inconnu.

  • La sec­onde forme de cohérence doit être recher­chée pour chaque tri­gramme lorsque l’on jux­ta­pose cha­cune de ses représen­ta­tions (qian, ciel, sud, cheval, tête, etc.) dans les dif­férents domaines afin de ten­ter d’en faire émerg­er une dynamique générale à ce tri­gramme spé­ci­fique.

Par l’analyse de la syn­taxe ? : Une des toutes pre­mières étapes habituelle­ment recom­mandées à l’apprenti tra­duc­teur du chi­nois clas­sique est l’analyse de la syn­taxe. Elle per­met de résoudre cer­taines hési­ta­tions sur la con­struc­tion des phras­es en déter­mi­nant le rôle des mots (verbe, sujet, com­plé­ment, etc.). C’est prin­ci­pale­ment en fonc­tion de la posi­tion d’un mot dans la phrase qu’est déduit ce rôle. La logique en est rel­a­tive­ment sim­ple mais est accom­pa­g­née d’une mul­ti­tude de cas par­ti­c­uliers ou de règles com­plé­men­taires. Par chance ( ! ) la syn­taxe de la Huitième Aile est la plu­part du temps très basique et ne servi­ra qu’occasionnellement pour éclair­cir nos doutes.

En fonc­tion du con­texte his­torique ? : Les Dix Ailes ont été con­sti­tuées pen­dant la péri­ode Han, au début de notre ère. Mais cet assem­blage provient pour l’essentiel de péri­odes divers­es et il est rare de pou­voir en déter­min­er avec cer­ti­tude les épo­ques de rédac­tion ini­tiale ou défini­tive. La référence au con­texte his­torique nous sera donc de peu d’aide pour la tra­duc­tion pro­pre­ment dite de la Huitième Aile. Il y aura en revanche beau­coup à dire sur le con­texte général tant poli­tique que philosophique dans lequel a été con­sti­tué l’ensemble Texte Canon­ique et Dix Ailes. Le point qui con­cerne peut-être le plus la Huitième Aile et les Elé­ments Naturels de la Grande Image est la trans­for­ma­tion de la notion de Nature en un mod­èle pour le com­porte­ment humain : cela sera l’objet d’un ou plusieurs arti­cles…

Trigrammes et « Eléments » du Corps

C’est donc, pour résumer, une com­bi­nai­son de toutes ces approches, plus ou moins dans l’ordre où nous venons de les envis­ager, que nous utilis­erons pour traduire la Huitième Aile.

L’approche métaphorique s’appuie sur le con­nu et le partage de l’expérience per­son­nelle pour ouvrir à du non-con­nu. La neu­vième sec­tion offre ain­si plusieurs avan­tages pour débuter notre tra­duc­tion :

  • Il est extrême­ment court et la syn­taxe de ses phras­es est élé­men­taire
  • Asso­ciant les tri­grammes à cer­taines par­ties du corps, il devrait être aisé­ment com­préhen­si­ble par tout-un-cha­cun
  • Il s’articule autour du plus fréquent des mots-charnières : 為 wéi « être, être comme »

Le neu­vième chapitre com­porte huit phras­es, cha­cune dévolue à un tri­gramme, et de struc­tures stricte­ment iden­tiques :

Nom du tri­gramme / Mot-charnière / Cor­re­spon­dance

Traduire les noms de trigrammes : Quatre Étapes

L’ordre des tri­grammes est le suiv­ant : ☰ 乾qián, ☷ 坤 kūn, ☳ 震 zhèn, ☴ 巽 xùn, ☵ 坎 kǎn, ☲ 離 lí, ☶ 艮 gèn et ☱ 兌duì. Il s’agit de l’ordre de généra­tion famil­iale (sec­tion 10) que nous avons déjà briève­ment présen­té : père, mère, fils aîné, fille aînée, sec­ond fils, sec­onde fille, dernier fils, dernière fille.

Beau­coup de tra­duc­teurs ou d’auteurs se sont exprimés, par­fois avec une grande qual­ité, sur ces mots essen­tiels. Notre pro­pre chem­ine­ment nous con­duira à qua­tre étapes et résul­tats. Dans le désor­dre :

1) Refus de traduire (immé­di­at)

4) Refus de traduire (« défini­tif »)

3) Tra­duc­tion finale (à la fin de l’étude de la Huitième Aile)

2) Tra­duc­tion ini­tiale

1) Non-traduction : Le Mot-Étiquette

Dans le texte des Dix Ailes les tri­grammes ne sont pas représen­tés graphique­ment mais par un mot chi­nois…

Ces ter­mes, pour cer­tains d’usage courant, doivent donc être con­sid­érés comme des mots-éti­quettes se référant stricte­ment aux tri­grammes qu’ils nom­ment. Ce mot-éti­quette a une fonc­tion d’équivalence très dif­férente bien sûr des mul­ti­ples analo­gies pro­posées dans la Huitième Aile et dont font par­tie les Elé­ments Naturels util­isés en pre­mière ligne la Grande Image.

Les mots-éti­quettes véhicu­lent indis­cutable­ment un sens, ils ont certes une valeur explica­tive, mais en ce qui con­cerne la Huitième Aile leur fonc­tion éti­quette suf­fit. Étrangers à la langue chi­noise cela nous est d’ailleurs plus facile que pour un natif d’associ­er un son à ces empile­ments de traits sans immé­di­ate­ment bas­culer vers une tra­duc­tion : le mot qui se prononce « qian » cor­re­spond ain­si à la super­po­si­tion de trois traits yang, celui qui se prononce « zhen » à deux traits yin au-dessus d’un trait yang, etc.

Il y a donc pour chaque tri­gramme autant d’étiquettes que de sys­tèmes d’étiquetage. Il n’est alors finale­ment pas plus pré­cis pour désign­er un tri­gramme (par exem­ple ☳) d’utiliser le nom « zhen », le nom de l’élément naturel asso­cié « lei » ton­nerre, ou son équiv­a­lent dans d’autres sys­tèmes de représen­ta­tion : le pied, l’Est, etc.

Quelque soit le sys­tème de représen­ta­tion il est par con­tre extrême­ment impor­tant de ne pas con­fon­dre l’étiquette et ce qu’elle désigne.

Cela est d’autant plus vrai qu’à un autre niveau encore la forme graphique du tri­gramme, la super­po­si­tion des trois traits,  fig­ure, « re-présente », elle-même « quelque chose d’autre ».

Toutes les for­mu­la­tions sont donc sec­on­des…

Les tri­grammes sont la forme la plus syn­thé­tique, (la plus abstraite ? en tout cas la moins lit­téraire), de ce que représen­tent les dif­férentes facettes analogiques listées dans la Huitième Aile.

Georges Saby observe en out­re à juste titre que ces mots ne sont pas util­isés dans le texte de la Grande Image pour désign­er des tri­grammes. Ils le sont encore moins dans les textes des Juge­ments et des Traits. Lorsque ces mots sont présents dans le texte canon­ique ils désig­nent la plu­part du temps des hexa­grammes con­sti­tués des mêmes tri­grammes super­posés.

Rap­pelons pour finir que par­fois le terme util­isé pour désign­er un tri­gramme ou un hexa­gramme sig­ni­fie tout autre chose dans les textes : par exem­ple 乾 qián « Elan » est le nom du pre­mier tri­gramme mais se prononce gān au qua­trième trait de l’hexagramme 21 et prend alors le sens de « séch­er ».

4) Traduction = allusion ou design ?

Le mot-éti­quette désigne… Pointant du doigt il met à dis­tance et fait alors courir le risque à l’imbécile de se mépren­dre entre « le doigt et la lune ». Mêlant forme et fonc­tion le design est l’effort con­scient et intu­itif d’imposer un ordre qui a du sens.

Dans la traduction/compréhension d’un mot la dif­fi­culté est de con­serv­er la syn­thèse et la richesse, la diver­sité des niveaux de sens. Les illus­tra­tions pro­posées dans la Huitième Aile sont des facettes, des aspects cha­toy­ants, des propo­si­tions de réal­ité. Ces formes d’expression dans des domaines dif­férents (« et si c’était un ani­mal ce serait… ») provi­en­nent de points de vue par­ti­c­uliers. Cha­cune de ces vari­antes cor­re­spond donc à un geste dou­ble : convergence/émergence : ren­force­ment de la déf­i­ni­tion glob­ale par un éclairage com­plé­men­taire / pro­duc­tion d’un nou­veau sens en rap­port avec le con­texte.

Alors le geste final de la tra­duc­tion ne sera accom­pli que lors de l’inter­pré­ta­tion de la div­ina­tion :

      sur la base des propo­si­tions précé­dentes…

            dans un con­texte par­ti­c­uli­er ou incon­nu…

                  décou­verte, émer­gence et for­mu­la­tion des poten­tial­ités du moment.

3) Traduction finale

La pré­ten­tion de la troisième étape, à la fin de l’étude de la Huitième Aile, ne sera donc pas de sceller une tra­duc­tion défini­tive sur le nom des tri­grammes. Les allers-retours convergence/émergence auront per­mis l’imprégnation du sens depuis les dif­férents aspects. Le défi sera alors d’exprimer à la fois la réduc­tion la plus éclairante pos­si­ble à un sens glob­al pour cha­cun des tri­grammes et de posi­tion­ner au mieux le lecteur en sit­u­a­tion d’imaginer pour sa pro­pre inter­pré­ta­tion.

Notre analyse précé­dente du pre­mier chapitre de la Six­ième Aile ren­force cette volon­té : 

八卦成列,在其中矣

在其中矣

剛柔相推,在其中矣

辭焉在其中矣

Les huit tri­grammes con­sid­érés indi­vidu­elle­ment ont un sens.

Leur asso­ci­a­tion par super­po­si­tion révèle les traits.

L’interaction du ferme et du sou­ple recèle les change­ments.

Les com­men­taires en déduisent la des­tinée, les actions la con­fir­ment.

Le tri­gramme n’est pas la cul­mi­na­tion de l’expression des hexa­grammes. Il représente un mode de lec­ture, tout comme l’hexagramme, les traits, leurs posi­tions ou leurs rela­tions. C’est la cor­réla­tion de ces dif­férents modes de lec­ture qui per­met l’inter­pré­ta­tion vivante.

2) Traduction initiale

Sur ces bases nous allons enfin abor­der la tra­duc­tion ini­tiale…