Par-delà : 5 étapes du naturel au surnaturel
La vision agit donc suivant cinq modes, suivant cinq cercles concentriques s’étendant du naturel au surnaturel : investigation du monde extérieur “naturel”, reconnaissance sociale, puissance du levier social, compréhension intellectuelle et communication avec le surnaturel. Il y a donc une extension progressive du domaine de la vision depuis la simple observation, passant par la relation humaine, l’abstraction intellectuelle, et atteignant jusqu’à l’inatteignable.
Vision du monde physique
Avant que la rationalité des sciences modernes ne prenne place, c’est principalement par la vision que l’on investiguait le monde extérieur. Avant même que ne soit améliorée/altérée notre vision naturelle par le télescope et le microscope, c’est d’abord par l’œil que l’on explorait les phénomènes de la nature. Cela permettait de s’y positionner au mieux, repérant tout d’abord la verticalité, mais surtout identifiant à distance et donc pré-voyant avant contact réel, les obstacles, les proies ou les prédateurs. Gros progrès par rapport au sens du toucher il devenait possible de fuir l’indésirable, de se rapprocher du nécessaire ou du désirable, et veiller à distance sur ses biens ou sa progéniture.
Reconnaissance sociale
La réciprocité du contact oculaire permet la reconnaissance sociale. Je peux ainsi observer que l’autre est un autre, mais également évaluer jusqu’à quel point il est un semblable, quelque chose ou quelqu’un que je connais déjà partiellement. Me montrer à l’autre lui offre la même opportunité. C’est précisément ce qu’indique l’étymologie d’ob-server : “Ob” exprime l’idée de vis-à-vis, mais aussi celle de renversement ; “servare” signifie “conserver, préserver, garantir” et ainsi “avoir à l’œil, être vigilant”. Nous avons souligné au cours du septième article la notion de respect et son triple sens : reconnaître l’autre, honorer et préserver sa dignité, ne pas le salir de sa présence en s’en tenant à distance, et soi-même s’en préserver en le tenant “en respect”, c’est‑à dire éloigné.
Tout cela s’applique aux relations entre humains et passe beaucoup par le “face-à-face” c’est-à-dire la présentation réciproque des visages. Le vis-à-vis c’est “je te vois et tu me vois”. “Regarder une personne au visage” permet de l’envisager, c’est-à-dire d’estimer son potentiel et/ou de la reconnaître.
Levier social par l’entrevue
Mais par rebond de la similarité “observée”, les amis de mes amis sont mes amis… Un tiers entremetteur provoque une entrevue, nous met en présence, nous présente réciproquement, afin que nous fassions connaissance. Emerge ici une première forme d’abstraction : une hypothèse est posée : puisqu’il y a un bien commun, une reconnaissance, une relation de confiance mutuelle entre A et B, et qu’il existe également un bien commun entre B et C, il est immaginable, envisageable, pré-visible, qu’un bien commun puisse exister ou être créé entre A et C. Le lien social fait levier et permet, par multiplication, l’extension et l’abstraction de la notion de bien commun. La prédiction de connivence doit être vérifiée par la mise en regard, mais un potentiel est établi : il y a puissance au triple-sens du terme :
- germe, possibilité d’une réalisation
- en arithmétique la multiplication offre beaucoup plus que la simple addition : elle est un puissant levier qui facilite le déploiement : 5 x 12 est une notation équivalente à 5+5+5+5+5+5+5+5+5+5+5+5 ; elle est une forme d’abstraction, d’élévation de point de vue de l’opération initiale
- la puissance d’un nombre est la multiplication par son identique, par lui-même : 53 (notons au passage que l’opération inverse s’appelle “racine”…)
Compréhension et abstraction
La déduction par analogie de la possibilité d’une sympathie entre deux étrangers s’étend ensuite au-delà de la sphère des relations humaines. Deviennent “envisageables” des formes de similitudes sans visage ‑au sens strict-. La vision et la relation humaine ont ainsi servi de socle aux modes analogique et métaphorique et donc permis d’accéder à des formes de compréhension supérieures, non sensorielles. Dans de nombreuses langues “voir” signifie en effet “com-prendre” c’est‑à dire se saisir de l’inconnu et l’inclure par déduction analogique dans le champ du connu. De la même façon que l’entrevue par l’intermédiaire d’un tiers constituait un changement de niveau et le développement d’une puissance supérieure à la simple somme des forces en présence, la métaphore constitue une émergence par rapport à la simple analogie et génère du sens par-delà les structures établies, autorisant progrès technique ou poésie.
Atteindre l’inatteignable
Ce lien au par-delà, avec l’inconnu, avec l’invisible, avec ce qui est “caché” s’étend donc “naturellement” au sur-naturel, à l’occulte. D’où la relation entre divination et culte des esprits et des ancêtres. Le chamane devin, en tant qu’humain est en sympathie avec ses semblables. Capable de relations avec les formes surnaturelles il joue le rôle d’entremetteur et peut ainsi, nous mettant en présence, dynamiser notre face-à-face avec l’inconnu. L’indéfini s’efface et un sens émerge, par-delà les organes des sens. Il y a pour ce faire un nécessaire changement de niveau : sous prétexte d’un pronostic, une transformation s’opère. Certes l’appréhension face aux changements extérieurs devient compréhension. Mais mieux que cela par la médiation du rituel et du chamane notre vision est transformée et un sens métaphorique est généré. Ce qui est révélé n’est pas ce qui était invisible, l’identification des informations cachées n’est qu’accessoire : le Livre des Transformations ne se préoccupe finalement pas des transformations extérieures ; il mérite ce nom parce qu’il nous transforme.
Divination et Vision juste (12/12)