Le Yih-king : texte primitif rétabli, traduit et commenté
Cette version (de ce que l’on n’écrivait pas encore Yi Jing, ni même Yi King mais “Yih-king”) est l’une des toutes premières parues en français. Je voulais en effet traiter ce projet de bibliographie commentée par ordre de publication. Mais en ce petit matin de 1er janvier je renonce résolument à mes bonnes résolutions et débute par une exception : chronologiquement le premier des deux volumes de la traduction de Philastre lui est légèrement antérieur. La taille et l’intérêt de cette dernière m’en font reporter l’étude à un peu plus tard (elle sera vraisemblablement l’objet d’un ensemble d’articles). Mais surtout, en complément de la traduction, les commentaires qui constituent une bonne partie de l’ouvrage dont il est question aujourd’hui présentent un panorama des premiers travaux occidentaux sur le Yi Jing et nous apportent donc de précieux repères.
Ce livre n’est plus réédité. On en trouve parfois quelques exemplaires d’occasion (j’en possède deux versions : l’une “collector” de 1959 et l’autre, plus fréquente, de 1970, période de sa résurgence hippie) mais j’en mettrai une copie en téléchargement. Cette version numérique offre davantage : quatre articles où l’auteur justifie ses choix de traduction et tente de déduire l’origine du “Livre des mutations”.
Nous devons la version papier du présent ouvrage à deux auteurs bien distincts, tous les deux belges : un traducteur éminent spécialiste de l’orient, Charles de Harlez (1832–1899) et un commentateur non sinologue, né 80 ans plus tard, Raymond de Becker (1912–1969). Leurs apports respectifs sont clairement identifiables : à une citation près, de Charles de Harlez ne sont reproduites, dans ces exemplaires, que les traductions.
Les commentaires du controversé Raymond de Becker présentent deux opportunités : ils sont tout d’abord une considération de ce que l’on savait en occident du Yi Jing un peu avant les années 60. Cela s’appuie donc pour partie sur une présentation des travaux effectués jusque là par les spécialistes européens. Ils nous éclairent d’autre part sur ce qui a transporté le Classique des Changements depuis les clubs savants de la sinologie jusqu’aux cultures hippie puis New Age (elles-mêmes variantes des sociétés de consommation et de production optimisée), le faisant successivement surnommer “Le livre de Katmandou”, puis désigner comme “Outil d’aide à la décision” sorte de coach de poche pour l’optimisation de soi…
Charles de Harlez
Le chevalier Charles de Harlez de Deulin était un orientaliste belge. Après des études de droit il dédia sa vie à l’étude des religions et de la théologie. Prêtre jésuite, il enseigna pendant plus de 25 ans les langues orientales à l’Université de Louvain.
S’intéressant tout d’abord à la Perse antique, puis au sanskrit et la langue mandchoue, puis pour finir principalement à la Chine, il est le fondateur de la revue d’Etudes Orientales “Le Muséon”, toujours active et spécialisée dans le domaine de l’Orient chrétien et de l’Islam.
Différentes versions
Il termina sa traduction du “Yi-King” en 1897, soit deux ans avant sa mort. Cette publication est quasiment la dernière d’une imposante quantité de livres et d’essais (une soixantaine) dont plusieurs ont fait autorité en leurs domaines. Une première version de 35 pages avait été éditée dix ans avant sous le titre “Le texte originaire du Yih-King, sa nature et son interprétation”, suivie d’une seconde plus développée de 154 pages intitulée “Le Yih-king : texte primitif rétabli”.
Texte primitif rétabli ?
Ce sous-titre “texte primitif rétabli” convoque deux ou trois intentions liées à l’époque. Elles concernent ici spécifiquement le Yi Jing, mais témoignent certainement d’une tournure d’esprit plus générale. Sans aller jusqu’à la caricature, ni douter de l’admiration sincère des auteurs pour la culture chinoise, et de leur vocation à en être les ambassadeurs, il est important de considérer les paradigmes de l’époque et donc les matrices par lesquelles nous est parvenu le Livre des Changements.
Un texte
Le premier mot du sous-titre réduit notre première considération du Livre des mutations à un “texte”, plutôt que par exemple à un rituel, une technique ou encore la projection graphique d’un microcosme en analogie avec l’Univers. En ce sens la tradition se perpétue et les lettrés occidentaux ne constituent qu’un relais. Ils se posent, via la traduction, en prolongement de leur confrères chinois : le Yi Jing est important parce qu’il est constitué d’un texte principal doté d’annexes et de commentaires en cascade. L’écrit est en Occident comme en Orient l’institution du savoir. Il est certes un tremplin formidable qui nous permet de nous affranchir des distances géographiques, linguistiques et temporelles. Mais ce faisant il prend le pas sur d’autres possibilités de transmission, par exemple orale, visuelle par imitation du geste, ou encore initiation mystique ou chamanique.
L’irruption des technologies numériques inquiète certains d’entre nous : elles induisent en effet des altérations dans la transmission de l’information d’une manière générale et dans celle du savoir aux nouvelles générations. Mais une altération peut être une évolution ; en alchimie une réduction peut être une élévation qualitative. Ici aussi, sans aller jusqu’à l’inquiétude, le médium est important et la perte de sens peut conditionner ou faire partie du message.
Le propos n’est donc pas de dénoncer la confiscation du savoir par une élite, ni d’émettre un jugement de valeur à partir de ces constatations. Il s’agit simplement de rappeler ce qui pourrait être oublié des “gestes initiaux”. Cela amène surtout et pour finir à mentionner la réduction supplémentaire de sens provoquée par la traduction si elle se limite à des équivalences de texte plutôt que d’affirmer le témoignage d’une expérience partagée ou transmise.
Nous verrons dans l’article suivant ce qu’induisent “primitif” et “rétabli”…
Le livre des Mutations : Charles de Harlez (2/6)