Intermède : Histoire belge

Le Che­va­lier de Har­lez ne com­mence à publier sur la Chine qu’à par­tir de 1881. Mais en dehors d’un engoue­ment per­son­nel il est impor­tant de consi­dé­rer les contextes éco­no­miques et poli­tiques dans les­quels se sont expri­més ses tra­vaux :

Depuis 1831 la Bel­gique, seconde puis­sance indus­trielle mon­diale au XIXe siècle grâce à l’ex­ploi­ta­tion du char­bon et du fer en Wal­lo­nie, est un royaume indé­pen­dant. En Chine le trai­té de Nan­kin (1842) scelle la fin de la Guerre de l’o­pium par la vic­toire des bri­tan­niques et ouvre une nou­velle ère d’ex­pan­sion com­mer­ciale et de conquête colo­niale des pays occi­den­taux en Extrême-Orient.

Cela impose un contexte fis­cal très pénible à la Chine s’a­jou­tant à un long essor démo­gra­phique et à une série de catas­trophes natu­relles. S’en­suivent de ter­ribles famines et une guerre civile fina­le­ment matée en 1868 qui lais­se­ra la Chine dans la pré­ca­ri­té et furent cer­tai­ne­ment par­mi les causes majeures de la fin de l’Em­pire chi­nois en 1912.

1865 est une année char­nière pour la Bel­gique : Léo­pold II suc­cède à son père, dirige à titre per­son­nel la ter­rible colo­ni­sa­tion du Congo afin d’ap­pro­vi­sion­ner la Bel­gique en matières pre­mières. Un trai­té de rela­tions com­mer­ciales est enfin signé avec la Chine après 25 ans de trac­ta­tions.primitif

Primitif

L’ad­jec­tif est sou­vent acco­lé aux socié­tés tra­di­tion­nelles ou sans écri­ture. C’est donc ici inexact au sens strict puisque l’ac­cès à la culture chi­noise s’est opé­ré, comme dit plus haut, par la trans­mis­sion de let­trés chi­nois à let­trés occi­den­taux. Cepen­dant la vision colo­nia­liste de la fin du XIXème siècle conduit à une vision de l’é­tran­ger dans le meilleur des cas “exo­tique”, et pour le pire qui abou­ti­ra aux trop fameux “zoos humains” dès 1906. Le savoir, la culture ne sont donc de ce point de vue pas consi­dé­rés comme uni­ver­sels, comme un bien com­mun : l’autre n’est pas un sem­blable, mais un dif­fé­rent, l’é­tran­ger est étrange, ce que l’on montre est un mon-s-tre.

Et si de sur­croît l’ob­jet que l’on consi­dère est pré­sen­té comme un trai­té “divi­na­toire”, le socle de la culture chi­noise pour­rait bru­ta­le­ment deve­nir …une curieuse super­sti­tion exo­tique.

On retrou­ve­ra d’ailleurs, 70 ans plus tard, sur la qua­trième de cou­ver­ture de l’é­di­tion de 1959, des titres d’ou­vrages de la même col­lec­tion tels que : “Les grands médiums”, Le pres­by­tère han­té de Bor­ley”, “Le mes­sie de l’an XIII”, Le Dieu des sor­cières”, etc.

Il y a une autre notion sous-jacente à “pri­mi­tif”. Moins ten­dan­cieuse, elle est la croyance en la néces­si­té d’un retour à une “pure­té ori­gi­nelle” : on sup­pose qu’il y avait à la source quelque chose qui aurait pu être cor­rom­pu avec le temps et les dif­fé­rentes étapes de trans­mis­sion. Remar­quons au pas­sage que cette démarche est bien enten­du fon­dée, mais que rien ne prouve que “c’é­tait mieux avant” : les tech­niques s’af­finent avec l’ex­pé­rience et si cer­taines formes “brutes” ont une beau­té et une vigueur indé­niables, le polis­sage par l’u­sage ne les détourne pas tou­jours de leur objet ini­tial.

primitifMais toutes ces consi­dé­ra­tions ou sup­po­si­tions contex­tuelles posées, lais­sons main­te­nant Charles de Har­lez pré­ci­ser lui-même ce qu’il enten­dait alors par :

[…texte pri­mi­tif, celui qui fut pour la pre­mière fois rédi­gé dans sa forme actuelle, c’est-à-dire répar­ti en 64 sec­tions sous 64 chefs, sec­tions ren­fer­mant cha­cune des sen­tences, des phrases expli­ca­tives de cer­tains mots ou rela­tives à l’emploi de ces termes.]

Ain­si, bien loin de nos pré­oc­cu­pa­tions actuelles, “Pri­mi­tif” désigne sim­ple­ment le texte “cano­nique”, le texte clas­sique offi­ciel. Et de façon dou­ble­ment sur­pre­nante l’au­teur décide que le trai­té divi­na­toire n’a réel­le­ment pris nais­sance qu’a­près l’as­sem­blage de ces 64 cha­pitres… Même si à la fin du XIXe siècle d’autres cher­cheurs sup­posent déjà que ce texte est une sorte de com­pi­la­tion de consi­dé­ra­tions éparses, pour Charles de Har­lez “pri­mi­tif” en arrête l’o­ri­gine au décret de son sta­tut de clas­sique. Il n’y a pas comme de nos jours recherche des sources cha­ma­niques, mais bien réfé­rence à l’un des livres fon­da­men­taux de la civi­li­sa­tion chi­noise.

Pire que cela Charles de Har­lez pose l’hy­po­thèse que l’u­ti­li­sa­tion horo­sco­pique du Livre des Muta­tions n’est qu’un détour­ne­ment tar­dif, la récu­pé­ra­tion d’un Clas­sique à des fins divi­na­toires…

Rétabli

Doit être réta­bli ce qui a per­du son sens ini­tial, ce qui a été alté­ré. C’est dans cette direc­tion qu’est tour­née la pré­sente tra­duc­tion. Le réta­blis­se­ment du sens “pri­mi­tif” consiste à expur­ger le texte clas­sique sup­po­sé “ini­tial” des com­men­taires bâtards qui l’en­tourent et le font se dif­fé­ren­cier des autres clas­siques chi­nois quant à son usage. Pour Charles de Har­lez l’adjonc­tion des hexa­grammes aux têtes de cha­pitres du Yi Jing et l’asso­cia­tion des traits à des bribes de textes dis­pa­rates relève d’un bri­co­lage tar­dif et irra­tion­nel. Selon lui, si l’on retire toutes ces inter­pré­ta­tions fal­la­cieuses, le Livre des Chan­ge­ments peut rede­ve­nir un Clas­sique “ordi­naire”, c’est-à-dire [… très rai­son­nable et rem­pli de sen­tences judi­cieuses]. Pour ce faire il faut se limi­ter à la seule tra­duc­tion du texte de base et l’in­ter­pré­ter sans digres­sion en don­nant aux mots leur sens le plus ordi­naire.

Conclusion provisoire

La tra­duc­tion “récu­pé­rée” 70 ans plus tard par Ray­mond de Becker en lien avec la “psy­cho­lo­gie des pro­fon­deurs” n’a pas du tout été conçue par Charles de Har­lez comme un vadé­mé­cum divi­na­toire, ni même comme l’ex­pres­sion de la pro­jec­tion d’un modèle uni­ver­sel, pla­ni­sphère de la psy­ché humaine. Son inten­tion était au contraire de le dis­tin­guer de toutes ces fari­boles

Texte com­plé­men­taire à la ver­sion ini­tiale : Le Yi_king. Sa nature et son inter­pré­ta­tion

Le livre des Muta­tions : Charles de Har­lez (1/6)

Le livre des Muta­tions : Charles de Har­lez (3/6)

CRÉDITS IMAGES : Hergé/Casterman