Pas d’expérience in vivo

Avant de se pen­cher sur la tra­duc­tion de Charles de Har­lez, répé­tons tout d’a­bord qu’elle n’est et ne se veut en aucun cas le témoi­gnage de l’ex­pé­rience d’une pra­tique divi­na­toire per­son­nelle ou reçue : bien au contraire elle cherche à retrou­ver l’au­then­ti­ci­té d’un recueil de conseils de bon sens enfouis plus tar­di­ve­ment dans un sal­mi­gon­dis d’ap­proxi­ma­tions horo­sco­piques. Elle ne se pré­tend donc pas non plus le fruit de la trans­mis­sion d’un savoir patiem­ment affi­né au fil des géné­ra­tions : le “réta­blis­se­ment” rejette à la fois les spé­cu­la­tions hasar­deuses des diseurs de bonne aven­ture et les approxi­ma­tions des bri­co­leurs ana­lo­gistes qui ont ten­té de rac­cor­der une repré­sen­ta­tion com­bi­na­toire gra­phique très déter­mi­née à la pro­jec­tion micro­cos­mique et cen­tra­li­sée du monde “natu­rel” et in(dé)fini.

traductionCe fai­sant, sont donc éga­le­ment volon­tai­re­ment igno­rés les com­men­taires de tous les pen­seurs (phi­lo­sophes ?) chi­nois ayant bâti tout ou par­tie de leur sys­tème sur le Yi Jing.

Chirurgie urgentiste

Cette posi­tion (d’un cer­tain pas­sé fai­sons table rase…) a le mérite d’être claire. Mais se pour­rait-il mal­gré tout que cette ampu­ta­tion puisse être sal­va­trice ? Dans notre tra­vail de décons­truc­tion du Yi Jing, nous avons en effet tant de fers au feu (en témoignent le nombre de pro­jets ouverts et res­tant pour le moment en chan­tier dans l’En­cy­clo­pé­die du Yi Jing…) : inter­pré­ta­tion des décou­vertes archéo­lo­giques récentes, ana­lyse des dyna­miques du sys­tème gra­phique, étude des prin­ci­paux cou­rants de pen­sée chi­noise qui ont uti­li­sé et véhi­cu­lé le Livre des Trans­for­ma­tions, rap­pro­che­ment avec les dif­fé­rents champs de la phi­lo­so­phie et de la psy­cho­lo­gie occi­den­tales, liens avec l’éner­gé­tique interne, la méde­cine chi­noise et la science des lieux, liens avec l’as­tro­no­mie, inci­dence des chan­ge­ments de régimes poli­tiques chi­nois sur les sys­tèmes de pen­sée, rela­tion his­to­rique et scien­ti­fique au hasard en Chine et en Occi­dent, etc.

Une traduction in vitro

Cette sim­pli­fi­ca­tion outran­cière (absence de réfé­rence à l’o­ri­gine cha­ma­nique et sup­pres­sion des com­men­taires pos­té­rieurs à l’é­di­fi­ca­tion du texte cano­nique) et la volon­té d’une lec­ture “ordi­naire” s’ap­puyant sur les sens les plus com­muns sup­po­sés en usage à l’é­poque de la rédac­tion ini­tiale pour­rait cepen­dant se révé­ler l’é­qui­valent de ce que dans les labo­ra­toires de bio­lo­gie on nomme expé­rience in vitro.

8 cellules d'embryon - traduction

8 cel­lules d’embryon

Ce type d’a­na­lyse ou de culture isole l’ob­jet d’é­tude de son milieu natu­rel in vivo. Sont ain­si éli­mi­nés les effets de pol­lu­tion ou de cata­lyse et ne sont théo­ri­que­ment conser­vés que les élé­ments direc­te­ment liés à l’ex­pé­rience.

Modélisation in silico

Une petite digres­sion : il est inté­res­sant pour notre pro­pos géné­ral de remar­quer que les pro­grès récents des mathé­ma­tiques et de l’in­for­ma­tique ont per­mis l’é­mer­gence d’une troi­sième voie d’ex­pé­ri­men­ta­tion scien­ti­fique : l’ap­proche in sili­co, spé­cu­la­tive (divi­na­toire ?) par les cal­culs com­plexes infor­ma­ti­sés et la modé­li­sa­tion. Elle per­met de façon éco­no­mique, accé­lé­rée et sans impact direct sur la réa­li­té de pré­dire les pers­pec­tives d’é­vo­lu­tion de cer­taines stra­té­gies et donc d’é­li­mi­ner rapi­de­ment les voies s’an­non­çant dan­ge­reuses, infruc­tueuses, trop coû­teuses ou trop hasar­deuses et ne s’en­ga­ger ain­si que vers celles qui s’an­noncent les plus avan­ta­geuses… Rap­pe­lons pour le plai­sir que le mot chi­nois que nous tra­dui­sons par “tirage” se tra­duit pré­ci­sé­ment par “cal­cul” et que “dix milles” dans l’ex­pres­sion “dix milles êtres” veut dire “grand nombre”.

Traduction zéro ?

Mais reve­nons au XIXe siècle et en ce qui concerne Charles de Har­lez à la limi­ta­tion de son champ d’é­tude au strict texte cano­nique tel qu’il fut éta­bli pen­dant la période Han. Cette tra­duc­tion “in vitro” pour­rait grâce à sa réduc­tion pour chaque mot au sens sup­po­sé le plus usi­té à l’é­poque ser­vir de point de départ, de réfé­ren­tiel “neutre”. Elle pour­rait consti­tuer de façon arti­fi­cielle, comme en labo­ra­toire, une sorte de conven­tion, de tra­duc­tion zéro, de la  même façon qu’il n’est pas besoin d’être chré­tien pour accep­ter d’u­ti­li­ser la date de nais­sance (cer­tai­ne­ment erro­née) du Christ comme année zéro et ain­si com­mu­né­ment dater (indé­pen­dam­ment des opi­nions per­son­nelles) les évé­ne­ments anté­rieurs ou pos­té­rieurs de façon intel­li­gible par tous en fonc­tion d’un réfé­ren­tiel com­mun.

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Crèche chi­noise

Retour à l’ordinaire

Les puristes avan­ce­ront qu’il suf­fi­rait d’u­ti­li­ser le texte cano­nique chi­nois… Cela reste effec­ti­ve­ment incon­tour­nable. Mais la poly­sé­mie natu­relle des mots chi­nois, les pos­si­bi­li­tés de contre­sens avec le chi­nois moderne font que l’in­ten­tion de Charles de Har­lez et même ses inévi­tables arbi­trages ou erreurs, par le biais, le détour­ne­ment, de la tra­duc­tion pour­rait réduire ces effets par la créa­tion d’une paire “mot chinois/traduction usuelle en fran­çais”. Ce qu’il y a de par­ti­cu­liè­re­ment remar­quable dans cette tra­duc­tion c’est qu’elle n’est sty­lis­ti­que­ment pas remar­quable… : ce sont sa séche­resse, son absence de lit­té­ra­ture, d’ef­fets de style qui la font se dif­fé­ren­cier énor­mé­ment par exemple de la tra­duc­tion-inter­pré­ta­tion de Wil­helm et Per­rot.

Un pré-texte

A par­tir de ce mot à mot mini­ma­liste pour­raient être recon­si­dé­rés tous les com­men­taires, tra­duc­tions et inter­pré­ta­tions pos­té­rieurs, chi­nois tra­di­tion­nels bien sûr, mais sur­tout occi­den­taux et plus contem­po­rains. De la même manière que l’on peut se réfé­rer à une date anté­rieure à l’an 0, l’é­ty­mo­lo­gie et l’ar­chéo­lo­gie des textes et des objets se com­porte déjà de toute façon ain­si vis-à-vis du texte cano­nique. J’y vois pour finir la pos­si­bi­li­té d’un voca­bu­laire ini­tial com­mun pour expri­mer les choix de tra­duc­tion et d’in­ter­pré­ta­tion. Ce sera par exemple au sens strict un pré-texte pour revi­si­ter le fameux mot à mot de Cyrille Java­ry.

Et puisque j’é­voque les amis, pour le plai­sir du clin d’œil à Domi­nique Bon­paix, cette tra­duc­tion zéro, par son incon­sis­tance assu­mée serait en quelque sorte un ancêtre du  “Yi Jing pour les Nuls” © (ouvrage en cours d’é­di­tion)…

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