Etape 3 : Le cal­cul

L’ex­pres­sion chi­noise tra­di­tion­nelle cor­re­spon­dant à ce que nous appelons “tirage” est 算卦 suàn guà : “cal­cul des hexa­grammes”.

卦 guà, le sec­ond mot désigne en fait tout aus­si bien les tri­grammes que les hexa­grammes. Ety­mologique­ment il sig­ni­fie : pra­ti­quer la div­ina­tion (à l’aide de baguettes d’achillée). On retrou­ve en sa par­tie droite la gra­phie 卜 pǔ qui représente une craque­lure sur os. Le com­posant de gauche 圭 guī sym­bol­ise un objet céré­moniel de jade ou d’ivoire à base car­rée avec une pointe au som­met. Il pour­rait s’a­gir d’une tablette d’ac­crédi­ta­tion don­née par l’empereur aux nou­veaux princes ou à ses émis­saires. Mais une autre inter­pré­ta­tion cor­re­spond à une tablette de mesure que l’on plaçait hor­i­zon­tale­ment dans l’axe nord-sud et qui rece­vait à midi l’om­bre d’un  aigu­ille de cad­ran solaire. On y trou­ve donc le sens de la déter­mi­na­tion d’une posi­tion ou d’une ori­en­ta­tion. 圭 guī sem­ble d’autre part con­sti­tué de la super­po­si­tion du car­ac­tère 土 tǔ terre, mon­tic­ule de terre, par lui-même. D’où l’idée de la super­po­si­tion de deux tri­grammes, ou encore la représen­ta­tion des lignes de l’hexa­gramme telles des couch­es de sédi­ments. La notion de quan­tité est égale­ment présente dans un autre sens de 圭 guī : cent (4 x 5 x 4) fils de soie con­stituent un 文 wén. On retrou­ve donc ici à la fois la matière pour l’en­trelace­ment du tis­sage et le sym­bole de l’écri­t­ure, de la cul­ture (c’est ce mot qui appa­raît dans 文王 wen wang, le roi wen). Si ces fils de soie sont de même couleur alors ce wen est appelé 圭 guī.

算suàn, le pre­mier car­ac­tère a pour sens courant “cal­culer”. Il désigne égale­ment les s03439nom­bres, c’est-à-dire le résul­tat d’un cal­cul, d’une com­bi­nai­son et peut pren­dre le sens d’éla­bor­er un plan, plan­i­fi­er. Il est con­sti­tué dans sa par­tie haute de la représen­ta­tion des bâton­nets de bam­bou, d’ivoire ou de jade ser­vant à compter et dans sa par­tie basse des mains qui manip­u­lent ces baguettes. Au cen­tre appa­raît le sym­bole de l’œil et de la vision.

Ain­si détail­lé le “tirage” perd son car­ac­tère aléa­toire et rede­vient l’ob­ser­va­tion d’un résul­tat déter­miné (par la manip­u­la­tion et le décompte de baguettes). Ce qui est déter­miné, ce qui est mesuré, c’est une posi­tion.

Mais quelle rap­port y a‑t’il entre le cal­cul et la div­ina­tion ? Quelle est la chose com­mune déter­minée ?

Rap­pelons que comme dans de nom­breuses autres civil­i­sa­tions, l’ap­pari­tion de l’écri­t­ure en Chine est postérieure et con­séquence de la fig­u­ra­tion des nom­bres. La trans­mis­sion et l’échange des savoirs s’ef­fec­tu­ait ver­bale­ment et ne néces­si­tait pas le stock­age de l’in­for­ma­tion. L’écri­t­ure des nom­bres peut cor­re­spon­dre à trois besoins : mémori­sa­tion de quan­tités pour un usage ultérieur (archivage de stocks par exem­ple), mémori­sa­tion du con­texte (par les inscrip­tions sur bronze on décrivait les cir­con­stances et l’ob­jec­tif du sac­ri­fice ou de l’of­frande), ou abstrac­tion quan­ti­ta­tive pour opéra­tions men­tales de cal­cul.

Le chiffre est sou­vent con­sid­éré comme la représen­ta­tion, l’ab­strac­tion, du geste physique, de l’opéra­tion qui per­met de l’obtenir. Mais en Chine anci­enne Boulier chinoisl’ab­strac­tion numérique n’est pas jus­ti­fiée pour le cal­cul des quan­tités : la vitesse, la puis­sance et la pré­ci­sion de la future abaque chi­noise finiront de démon­tr­er le peu de per­for­mance du cal­cul men­tal, de la manip­u­la­tion abstraite des quan­tités : le geste physique se révèle bien plus effi­cace. Et c’est déjà le cas pour les baguettes à compter : les mains de l’opéra­teur vont plus vite et s’avèrent plus fiables que le cal­cul “de tête” (quand on n’est pas sûr on compte sur ses doigts).

S’il ne s’ag­it pas de math­é­ma­tique, alors pourquoi déter­min­er et mémoris­er ces valeurs numériques par l’écri­t­ure ?

Ce qui dif­féren­cie l’o­ral de l’écrit c’est qu’à l’o­ral il y a un partage évi­dent du con­texte : les inter­locu­teurs sont dans un lieu et un temps com­mun. A l’écrit ce con­texte n’est pas présent : il est néces­saire de le déter­min­er : une des grandes fonc­tions du texte est en fait la déf­i­ni­tion ou le rap­pel du con­texte.

C’est égale­ment ce que fait la tablette de mesure : elle per­met la sit­u­a­tion d’une posi­tion locale vis-à-vis d’un con­texte pos­si­ble­ment en mou­ve­ment.

tirageEt c’est ce que fait le “cal­cul de l’hexa­gramme” : 算suàn per­met bien de ren­dre vis­i­ble (oeil) par la manip­u­la­tion (mains) des baguettes et l’écri­t­ure des signes ce qui resterait invis­i­ble par le sim­ple usage de la parole. 卦 guà per­met la déter­mi­na­tion d’une posi­tion, d’une ori­en­ta­tion. Ces 文 wén écri­t­ures ori­en­tées, unifiées, reliées au principe unique (圭 guī ) définis­sent ou rap­pel­lent un con­texte.

Le Yi Jing : généra­teur aléa­toire de répons­es ? (3/6)

CRÉDITS IMAGES (dans l’ordre d’affichage): Cadran solaire du jardin botanique de Christchurch (New Zealand), partagé sur Flikr / idéogramme archéologique / Boulier chinois par Laurent Dumeix / Idéogramme par Alain Leroy.