Source du texte orig­i­nal : http://www.sino-platonic.org/complete/spp121_dicing_divination_china.pdf

Les liens entre le jeu et la div­ina­tion exis­tent dans de nom­breuses cul­tures. Comme les deux activ­ités impliquent une ten­ta­tive de prédire l’avenir et un choix d’ac­tions basé sur ces pré­dic­tions, il n’est pas sur­prenant que la psy­cholo­gie, la ter­mi­nolo­gie, les procé­dures, et même les mis­es en œuvre de ces deux activ­ités se chevauchent sou­vent. Ain­si, lancer des dés et gag­n­er de l’ar­gent sur la base de quelles faces appa­raîtront est une forme de jeu, mais faire des cal­culs et décider des actions sur la base des formes qui appa­raîtront est une forme stan­dard de div­ina­tion dans les tem­ples chi­nois. Faire tourn­er une roue, tir­er au sort, dis­tribuer des cartes, et toute une série d’autres actions sont util­isées alter­na­tive­ment soit pour jouer ou soit pour la div­ina­tion. Bien que ces chevauche­ments se retrou­vent partout dans le monde, les formes spé­ci­fiques qu’ils pren­nent et la manière dont ils sont inté­grés dans des dis­cours plus larges, sont pro­pres à chaque cul­ture. Ils con­stituent donc un ter­rain utile pour les com­para­isons inter­cul­turelles.

Aux orig­ines de la civil­i­sa­tion occi­den­tale, les Grecs de l’An­tiq­ui­té ont recon­nu les liens étroits entre le jeu et les pra­tiques div­ina­toires. Ces liens sont le plus claire­ment incar­nés dans la fig­ure mythique de Palamède, qui a été crédité comme inven­teur à la fois de dés et de plusieurs formes de div­ina­tion, ain­si que d’autres types de jeux de hasard, de l’al­pha­bet, et des nom­bres. La mytholo­gie de cette fig­ure a fait l’ob­jet d’une dis­cus­sion utile de Mar­cel Deti­enne qui appa­raît dans une étude des idées grec­ques sur les orig­ines de l’écri­t­ure par rap­port à la voix humaine[1]. Le nom même de Palamède, qui dérive de la même racine que “paume” et sug­gère une habileté dans la manip­u­la­tion du monde, indique l’ingéniosité mul­ti­forme et l’in­tel­li­gence rusée que les Grecs appelaient la métis[2]. Palamède fig­ure dans le cycle épique des chants Cypriens comme un rival et un dou­ble-miroir d’Ulysse, partageant la muta­bil­ité et la ruse de ce dernier. L’ha­bileté de Palamède exposa la ruse par laque­lle Ulysse essaya d’éviter de par­tir pour Troie, ce qui lui val­ut l’inim­i­tié de ce dernier[3]. Alors qu’il était à Troie, il prit en charge la mise en place des forces grec­ques et insti­tua l’u­til­i­sa­tion de gardes. Il a égale­ment intro­duit l’al­pha­bet pour usage comme celle des jetons dans le dénom­bre­ment et la dis­tri­b­u­tion des four­ni­tures, et il a intro­duit les dés et d’autres formes de jeux de hasard pour amuser les troupes lais­sées au repos par les vents défa­vor­ables à Aulis. En fin de compte, il a été détru­it par Ulysse dans une ruse qui impli­quait l’u­til­i­sa­tion de l’écri­t­ure qu’il avait lui-même intro­duit. Cepen­dant, il a égale­ment util­isé un mes­sage écrit gravé secrète­ment sur une rame pour alert­er son frère de son sort injuste et pré­par­er la voie à la vengeance obtenue par sa famille par la manip­u­la­tion de faux sig­naux.

Comme l’a sug­géré Deti­enne, ces con­tes de Palamède, où le lancer de dés et la div­ina­tion con­ver­gent, sont un com­plé­ment aux inven­tions de Prométhée. Alors que Prométhée don­nait à l’homme le feu et les autres moyens de sat­is­faire ses besoins physiques, Palamède don­nait aux hommes les moyens d’échap­per aux sit­u­a­tions dif­fi­ciles et aux crises, d’analyser avec suc­cès les sit­u­a­tions mar­quées par une apor­ie[4]. En tant qu’homme qui a intro­duit l’al­pha­bet pour le mar­quage et la pub­li­ca­tion des unités de mesure nor­mal­isées, Palamèdes représente cet aspect de l’écri­t­ure où il se super­pose aux chiffres, dans un monde où les let­tres étaient encore util­isées comme chiffres. Les let­tres, les dés, les jetons util­isés dans les jeux de hasard ou dans les cal­culs, ain­si que les osse­lets jetés dans les jeux de hasard et dans la div­ina­tion étaient tous liés pour les Grecs comme des formes d’u­til­i­sa­tion du nom­bre et de la mesure pour don­ner un sens au monde. Tout cela a été attribué à Palamèdes. Ce même chevauche­ment entre l’écri­t­ure, le nom­bre et le jeu fig­ure égale­ment dans les réc­its de Pla­ton dans le dia­logue de Phè­dre — des inven­tions du dieu Thoth, créa­teur de l’écriture, de la géométrie, de l’astronomie, des dés et des jeux de société — et les remar­ques du vieil homme dans les Lois de Pla­ton qui note que l’u­til­i­sa­tion des jetons et des pio­ns dans les jeux de hasard les place à égal­ité avec les sci­ences qui trait­ent des quan­tités et mesures des grandeur qui con­stituent le monde. Comme le note Deti­enne, le même mot en grec pour­rait s’ap­pli­quer aux comptes util­isés dans les cal­culs arith­mé­tiques, le vote, les jeux et la div­ina­tion. Les dif­férences entre les plateaux de cal­cul et les plateau de jeu sont si faibles que les archéo­logues ne peu­vent pas tou­jours les dis­tinguer. Ain­si, le chevauche­ment dans la mytholo­gie de Palamèdes a été trans­posé dans la ter­mi­nolo­gie et la cul­ture physique.

Dans le monde grec, le chevauche­ment entre le jeu et la div­ina­tion fig­u­rait dans les réc­its des manip­u­la­tions de l’in­tel­li­gence rusée par oppo­si­tion aux cer­ti­tudes pures de la preuve géométrique, le rôle du cal­cul et du nom­bre comme moyens de guider les actions dans le monde, et les liens entre l’écri­t­ure et la manip­u­la­tion des jetons physiques ou cal­culs. Un élé­ment frap­pant de ces réc­its était le car­ac­tère dis­cutable, presque immoral, attribué aux maîtres du jeu, de la div­ina­tion et de la manip­u­la­tion des signes. Tout comme la ruse infin­i­ment inven­tive de Palamèdes ou d’Ulysse était à la fois admirable et menaçante, les pou­voirs de l’al­pha­bet pou­vaient être mobil­isés soit pour com­mu­ni­quer la vérité, soit pour tromper. Palamèdes, comme le note Deti­enne, est un per­son­nage qui démon­tre les pou­voirs dan­gereux des mes­sages scel­lés et des écrits secrets. Cette dis­sim­u­la­tion et ce dévoile­ment des sig­ni­fi­ca­tions sont égale­ment au cen­tre de l’acte div­ina­toire.

Bien qu’au­cune fig­ure mythique ne réu­nisse à elle seule les domaines de l’écri­t­ure, de la div­ina­tion, de l’as­tronomie et des jeux de hasard dans la Chine anci­enne, ces domaines sont regroupés dans plusieurs textes. Les plus impor­tantes d’en­tre eux por­tent sur les orig­ines et la struc­ture du Yi Jing[5]. Les tri­grammes et les hexa­grammes avaient à l’o­rig­ine été con­stru­its à par­tir de nom­bres manip­ulés dans le but de div­ina­tion. Les com­men­taires de textes, datant de la fin des Roy­aumes com­bat­tants, trou­vés à Mawang­dui ou con­servés comme les “Dix Ailes” étaient encore analysés en ter­mes numériques. Cepen­dant, dans ces mêmes textes, les hexa­grammes étaient décrits comme les pro­to­types de graphes écrits et comme des représen­ta­tions visuelles de la struc­ture de l’u­nivers. Des cal­culs de forme iden­tique à ceux util­isés pour créer les hexa­grammes étaient égale­ment util­isés pour les cal­culs arith­mé­tiques et, selon le Sun Zi[6], pour le cal­cul des d’équili­brage des forces dans les cam­pagnes mil­i­taires. Ain­si, la manip­u­la­tion des hexa­grammes, ain­si que les his­toires de leurs orig­ines et de leurs usages, ont réu­ni les domaines de la div­ina­tion, du nom­bre, de la cos­molo­gie et de l’écri­t­ure. Et les preuves récem­ment trou­vées dans des tombes mon­trent que la div­ina­tion avec le Yi Jing était égale­ment liée au jeu.

La preuve la plus claire de cette rela­tion a été trou­vée dans une tombe de la péri­ode de la dynas­tie Qin à Wangji­atai. Dans cette tombe, les exca­va­teurs ont décou­vert vingt-trois, grands et petits, dés de bois laqués accom­pa­g­nant le cadavre, ain­si que des instru­ments div­ina­toires tels qu’une planche de devin et un texte hexa­gram­mique alter­natif iden­ti­fié comme le Guicang.[7] Les dés sont à six faces avec les chiffres un à six incisés sur les côtés. Deux des plus petits dés sont vides sur deux côtés opposés, les chiffres un et six étant gravés sur les qua­tre autres côtés. Bien que l’u­til­i­sa­tion pré­cise de ces dés ne puisse être déter­minée, leur place­ment dans le tombeau en asso­ci­a­tion avec des instru­ments et des textes pour la div­ina­tion, dans ce qui est par con­séquent et pro­vi­soire­ment iden­ti­fié comme la tombe d’un devin, sug­gère que les dés ont égale­ment été util­isés dans les pra­tiques div­ina­toires. Bien que leur util­i­sa­tion spé­ci­fique en div­ina­tion soit incon­nue, l’ex­pli­ca­tion la plus prob­a­ble est que les dés ont été util­isés pour génér­er des hexa­grammes.

Comme dans plusieurs exem­ples anciens du Yi, les hexa­grammes du Wangji­atai Guicang con­sis­tent en un plateau ver­ti­cal des nom­bres 1, 5, 6, 7, et 8. Compte tenu de leur car­ac­tère numérique, il est plau­si­ble d’imag­in­er qu’ils pour­raient être pro­duits en util­isant les dés qui les accom­pa­g­naient dans la tombe. Bien que, comme indiqué ci-dessus, les liens entre les dés et le texte du Guicang à Wangji­atai soient spécu­lat­ifs, nous pos­sé­dons de bien meilleures preuves sur les liens entre les dés, les jeux de hasard et la div­ina­tion dans le jeu de Liubo. Les liens de ce jeu avec la div­ina­tion ont longtemps été sus­pec­tés, et ils ont été con­sid­érable­ment con­fir­més par la décou­verte de la « charte de div­ina­tion : Bo » dans une tombe Han tar­dive occi­den­tale (qui date du règne de l’Em­pereur Cheng, 32–6 A.C) à Yin­wan. Dans le reste de cet arti­cle, je dis­cuterai briève­ment de ce que nous savons du Liubo, de ce que la décou­verte de Yin­wan a révélé, et com­ment le chevauche­ment entre le jeu et la div­ina­tion fai­sait par­tie d’un débat plus général sur la rela­tion de l’hu­man­ité au cos­mos.

Liubo, lit­térale­ment “six baguettes”, était un jeu de plateau qui est men­tion­né dans les Annales du print­emps et de l’au­tomne. Des exem­ples du jeu ont été trou­vés dans les tombes de l’É­tat de Zhong­shan, de la dynas­tie Qin et des Han, de l’époque des Roy­aumes com­bat­tants. La con­cep­tion stan­dard de la planche reprend de nom­breuses car­ac­téris­tiques de la con­cep­tion dite TL V sur les miroirs en bronze, ain­si que les planch­es du devin (shi pan) de la même époque. Cela a don­né lieu à une lit­téra­ture abon­dante débat­tant de la fil­i­a­tion de ces divers objets”. Les liens avec le plateau du devin ont égale­ment con­duit les chercheurs à soutenir que le jeu de Liubo avait une cer­taine rela­tion avec la div­ina­tion.

Une car­ac­téris­tique frap­pante de la planche de Liubo est qu’elle four­nit un mod­èle sché­ma­tique du cos­mos. Le plateau trou­vé à Zhong­shan, ceux des qua­tre ensem­bles com­plets de Qin et Han décou­verts, et tous les autres plateaux de Han décou­verts jusqu’à présent ont le même mod­èle de « routes » le long desquelles les pièces étaient apparem­ment déplacées. La struc­ture de ces routes sur le plateau de Liubo, comme les mod­èles sur le plateau du devin cor­re­spon­dant, man­i­feste des car­ac­téris­tiques clés de la représen­ta­tion du monde à la même péri­ode. Leur dis­po­si­tion a établi un cen­tre et une ori­en­ta­tion dans les qua­tre direc­tions pri­maires, ain­si qu’aux qua­tre direc­tions inter­mé­di­aires. Les qua­tre Ts qui appa­rais­sent au cen­tre de chaque côté du plateau car­ré cor­re­spon­dent aux qua­tre points car­dinaux de la terre, et ensem­ble ils indiquent les lignes des deux cordes cos­miques (sheng) qui définis­sent la struc­ture de la terre dans cer­tains textes anciens. Les qua­tre V à l’en­trée de la place mar­quaient les venus du Ciel tels que décrits dans les Huainanzi. Comme l’a souligné Don­ald Harp­er, ces V cor­re­spon­dent aux “qua­tre cro­chets (si gou) égale­ment men­tion­nés dans le Huainanzi, et avec les cordes, ils for­ment un dessin en forme de « corde – cro­chet » qui fig­ure en bonne place dans de nom­breux plateaux div­ina­toires, mod­èles cos­miques et motifs déco­rat­ifs des Roy­aumes Com­bat­tants et des Han.

Ces mod­èles cos­miques étroite­ment liés à la planche à div­ina­tion et à la planche de jeu présen­taient cha­cun un mod­èle sché­ma­tique du monde entier con­stru­it à par­tir de cer­cles, de car­rés, de cordes et de cro­chets. Leur sim­plic­ité géométrique met­tait l’ensem­ble de l’ex­is­tant dans un petit espace qui pou­vait être saisi d’un seul coup d’œil et facile­ment manip­u­la­ble. L’u­til­isa­teur de ces planch­es de jeu ou de div­ina­tion pou­vait ain­si établir sa rela­tion à l’ensem­ble du cos­mos en se plaçant dans une posi­tion appro­priée à l’in­térieur du sché­ma généré dans le plateau. Ceci est indiqué par les remar­ques d’un ora­teur dans un texte de Han qui a déclaré qu’en util­isant le plateau du devin, on devrait :

pren­dre le Ciel et la Terre comme modèles[fa] et les qua­tre saisons comme images[xiang], en accord avec la bien­veil­lance et le devoir, divis­er les bâtons pour fix­er les hexa­grammes, et faire tourn­er la planche de div­ina­tion sur un socle car­ré cor­recte­ment placé

Des détails plus spé­ci­fiques de cette procé­dure sont sug­gérés dans un réc­it de l’u­til­i­sa­tion d’une planche de devin à la fin du règne de Wang Mang.

L’as­tro­logue a placé la planche de devin devant et l’a ajoutée dans les posi­tions du soleil et de la sai­son. Wang Mang tour­na alors son tapis pour s’asseoir dans la posi­tion indiquée par la poignée de la louche[sur le disque cir­cu­laire]. Il a déclaré, « Depuis que le Ciel a pro­duit la puis­sance vertueuse (de) en moi, que peu­vent me faire les troupes Han ? »

Ici, la règle, certes malav­isée, sem­ble sup­pos­er que la direc­tion du con­seil du devin lui per­met de se plac­er con­ven­able­ment dans le monde afin de garan­tir le sou­tien con­tinu du Ciel. Plusieurs anec­dotes sur les gens qui utilisent le plateau mon­trent aus­si claire­ment qu’ils ont dû exam­in­er les phénomènes astraux actuels pour régler cor­recte­ment le plateau et ensuite ajuster leur pro­pre posi­tion par rap­port à celui-ci. En bref, le plateau de devin était une réplique du Ciel et de la Terre qui per­me­t­tait aux hommes de situer leur place par rap­port aux ten­dances dynamiques du cos­mos et d’obtenir ain­si le suc­cès dans leurs affaires.

La simil­i­tude struc­turelle de la planche de Liubo avec la planche de devin sug­gère qu’elle pour­rait rem­plir une fonc­tion sim­i­laire, ce qui est con­fir­mé par un réc­it du jeu écrit sous la dynas­tie Wei immé­di­ate­ment après les Han.

Wu Cao a inven­té bo. Ses orig­ines sont en effet anci­ennes ! [Il a] une paire de bâton­nets de fonte comme image (xiang) de l’il­lu­mi­na­tion don­née par le soleil et la lune, et douze pièces comme image des mou­ve­ments des douze con­stel­la­tions [chen]. Ensuite, il prend comme mod­èle les mou­ve­ments du Ciel et de la Terre[c’est-à-dire tous les mou­ve­ments spa­ti­aux], et imite les mou­ve­ments de va-et-vient du yin et du yang[c’est-à-dire tous les proces­sus tem­porels]. Il man­i­feste une maîtrise totale de toutes les affaires humaines, et épuise les points de départ subtils[wei wei] de tous les change­ments.

Ici, les élé­ments du jeu sont directe­ment map­pés sur les aspects spa­ti­aux et tem­porels du monde physique, et l’ac­tion du jeu est explicite­ment traitée comme une image de l’ensem­ble des proces­sus naturels. De cette façon, le jeu du Liubo était comme la manip­u­la­tion par le devin de son plateau cos­mique, ou les mou­ve­ments de la règle à tra­vers sa salle resplendis­sante Bright Hall cos­mique (ming tang). Dans tous les cas, l’ac­teur a créé un sché­ma micro­cos­mique de l’u­nivers, et a ensuite agi de manière à apporter ses actions en accord avec ce mod­èle. Ce faisant, il s’est assuré les pou­voirs du cos­mos pour soutenir ses pro­pres actions.

En trans­for­mant le monde en cartes sché­ma­tiques, les pre­miers Chi­nois ont util­isé toute une série de caté­gories numérologiques – les qua­tre direc­tions, les cinq posi­tions (y com­pris le cen­tre), les huit posi­tions (y com­pris les direc­tions inter­mé­di­aires), les neuf palais (une grille stan­dard), et les douze degrés — qui pou­vaient être map­pées sur des élé­ments cor­re­spon­dants d’autres sphères. Ain­si, les qua­tre direc­tions étaient régulière­ment asso­ciées aux saisons et aux vents, et les huit posi­tions étaient égale­ment asso­ciées aux vents. Les douze degrés cor­re­spondaient aux mois et aux dieux de ces mois, comme les fig­ures représen­tées sur le man­u­scrit de soie Chu. De cette façon, les graphiques peu­vent met­tre leur util­isa­teur en rela­tion avec virtuelle­ment n’im­porte quel phénomène et ori­en­ter ses actions dans un domaine. Le plus sou­vent, on s’en ser­vait pour choisir des jours prop­ices à l’ac­tion, comme dans les textes de Mawang­dui Xingde et les sys­tèmes astro-cal­endaire con­nex­es, mais on les appli­quait aus­si à d’autres activ­ités comme le choix de l’ori­en­ta­tion dans laque­lle enter­rer le pla­cen­ta post­na­tal pen­dant un mois don­né. Les liens entre l’ab­strac­tion et le dénom­bre­ment étaient par­ti­c­ulière­ment clairs dans les pre­miers mod­èles chi­nois qui attribuaient des nom­bres aux cinq posi­tions ou à la grille de neuf car­rés, d’où les grilles à cro­chets et cordes, les car­rés mag­iques et les graphiques appelés ” Carte flu­viale ” et “les écrits de Luo”.

Bien que les planch­es de Liubo parta­gent toutes une struc­ture de base com­mune basée sur des idées con­cer­nant la forme du monde, elles vari­ent dans le nom­bre et la dis­tri­b­u­tion des fig­ures ani­males — ser­pents, drag­ons et tigres — qui sont dis­tribuées sur le plateau comme décor sup­plé­men­taire. Des pièces d’ivoire, d’os, de bronze, de jade et de cristal de roche ont été décou­vertes lors de fouilles dans le nord et le sud de la Chine. Dans le jeu, chaque joueur avait six de ces pièces, qu’il ou elle, déplaçait le long des “routes” du plateau. Il y aurait donc eu au total douze pièces, cor­re­spon­dant aux mois de l’an­née, à la gamme chi­noise, ou aux prin­ci­pales con­stel­la­tions célestes. Cette cor­re­spon­dance, comme indiqué dans le pas­sage ci-dessus, sig­nifi­ait que le jeu imi­tait les proces­sus tem­porels du cos­mos ain­si que son ordre spa­tial.

Ceci indique une deux­ième car­ac­téris­tique impor­tante des planch­es de devin et du jeu de Liubo, celle du dynamisme. Le mou­ve­ment était au cen­tre de la fonc­tion de cha­cun des objets, comme dans le disque cir­cu­laire du plateau de devin qui était physique­ment tourné, ou le mou­ve­ment des pièces sur le plateau du Liubo. Et ces deux formes de mou­ve­ments étaient des sim­u­la­tions du cycle annuel ou d’autres mod­èles tem­porels naturels. Cette même insis­tance sur le mou­ve­ment et le proces­sus se retrou­ve dans les graphiques visuels con­nex­es, tels que Xingde (“Pou­voir puni­tif / ver­tu qui donne la vie”) Les cartes de Mawang­dui, qui dressent la carte des sys­tèmes astro-cal­endaire. Dans la plu­part des cas, la mobil­ité réelle ou implicite inté­grée à ces graphiques reflète des ten­ta­tives de trac­er des proces­sus tem­porels sur la struc­ture de l’e­space, obtenant ain­si une image com­plète du cos­mos. La pos­si­bil­ité d’une telle car­togra­phie tem­porelle était fon­da­men­tale à leur util­i­sa­tion pour prévoir le cours changeant des proces­sus au fil du temps.

Le mou­ve­ment des pièces du Liubo était à l’o­rig­ine déter­miné par le tirage des six tiges éponymes, qui étaient faites de cannes de bam­bou fendues, sou­vent ren­for­cées sur le côté con­cave avec du métal ou de la laque. Au début de l’his­toire du jeu, ces baguettes étaient lancées de la même manière qu’un lancer div­ina­toire. Cepen­dant, avec le temps, les joueurs ont com­mencé à utilis­er des dés ain­si que des tiges afin de déter­min­er les mou­ve­ments. Les pre­miers ensem­bles com­plets de Liubo con­nus, décou­verts dans deux tombes de la dynas­tie Qin à Shui­hu­di, utilisent six tiges de bam­bou. Un jeu Han occi­den­tal com­plet provenant d’une tombe à Fenghuang shan dans le Hubei con­te­nait à la fois les six baguettes et un dé à dix-huit côtés por­tant des chiffres. Un ensem­ble Han com­plet presque con­tem­po­rain trou­vé à Mawang­dui con­te­nait le dé à dix-huit faces, mais pas de baguettes. Ain­si par le biais du jeu de Han le lancer de baguettes et de dés sem­ble être devenu inter­change­able. Par con­séquent, dans le jeu de Liubo, les instru­ments de div­ina­tion et de jeu sont devenus inter­change­ables, tout comme les dés trou­vés à Wangji­atai indiquent que les out­ils de jeu peu­vent égale­ment être util­isés dans le proces­sus de div­ina­tion.

En plus de la struc­ture liée des planch­es de devin et des planch­es de jeu et des échos proches dans les comptes ren­dus écrits de leur util­i­sa­tion comme mod­èles cos­miques, quelques autres élé­ments de preuve relient le Liubo aux formes de div­ina­tion. Le Shi ji énumère la planche de Liubo et la planche de devin comme deux méth­odes de div­ina­tion. Le moulage de six baguettes dans les jeux fai­sait égale­ment écho à l’usage div­ina­toire du Yi jing, et il est remar­quable que dans cer­taines représen­ta­tions de l’art Han, d’immortels jouant le jeu, les baguettes for­ment l’équiv­a­lent visuel de l’hexa­gramme Qian. La preuve sus­men­tion­née de Wangji­atai nous mon­tre main­tenant que le lancer des dés pour déplac­er les pièces fai­sait égale­ment écho à des élé­ments de cer­taines formes de div­ina­tion Yi.

Cepen­dant, la démon­stra­tion la plus claire des liens du Liubo à la div­ina­tion vient de la tombe Han à Yin­wan. Dans cette tombe, des exca­va­teurs ont trou­vé un doc­u­ment en bois, dont le reg­istre supérieur con­sis­tait en une réplique des routes de la planche de Liubo, tan­dis que le reg­istre inférieur con­te­nait cinq blocs de texte. Chaque bloc se com­po­sait de neuf lignes de for­mules div­ina­toires trai­tant de dif­férentes caté­gories de préoc­cu­pa­tions régulières : mariage, voy­ages, mal­adie, etc. Le haut de la carte porte l’in­scrip­tion « sud » [nan­fang], qui mon­tre claire­ment une ori­en­ta­tion direc­tion­nelle liée à la struc­ture du monde. Le cen­tre de la carte est mar­qué par le car­ac­tère fang, et les soix­ante paires for­mées par les “Tiges célestes” et les “Branch­es ter­restres” sont répar­ties sur les routes. En haut des neuf colonnes de for­mules appa­raît une liste de neuf car­ac­tères qui sont pra­tique­ment iden­tiques à ceux qui fig­urent dans une for­mule trai­tant du Liubo qui est con­servée dans une anec­dote post-Han Xijing zaji. Selon cette anec­dote, la for­mule a été inven­tée par un cer­tain Xu Bo chang (« prop­a­ga­teur de[liu]bo »] qui vivait au milieu du deux­ième siè­cle avant J.-C. et était un bon ami du puis­sant min­istre Dou Ying. La for­mule a été « réc­itée par tous les enfants dans la région de la cap­i­tale. » Cela indique claire­ment que les mots de la for­mule étaient large­ment con­nus, ce qui facilit­erait leur util­i­sa­tion dans la div­ina­tion par les gens ordi­naires comme le sug­gère le plateau Yin­wan.

Une série de brefs arti­cles d’éru­dits chi­nois ont mis au point la méth­ode essen­tielle pour reli­er le dia­gramme de la Liubo aux for­mules à des fins div­ina­toires. La méth­ode, telle qu’établie jusqu’à présent, est basée sur l’u­til­i­sa­tion du cycle sex­agé­naire qui est inscrit sur le dia­gramme pour iden­ti­fi­er des jours spé­ci­fiques. En réc­i­tant la for­mule de jeu tout en se déplaçant à tra­vers le cycle de soix­ante jours le long des chemins du dia­gramme Liubo comme indiqué sur le plateau, chaque jour serait asso­cié à l’un des neuf ter­mes qui se trou­vent en tête des colonnes. L’au­teur de la ques­tion choisir­ait alors le sujet d’in­térêt, qui établi­rait quel bloc hor­i­zon­tal du texte devait être con­sulté, et indi­querait un jour, qui établi­rait la colonne ver­ti­cale. En con­sul­tant la for­mule où les deux lignes se croisent, l’au­teur de la ques­tion pour­rait déter­min­er si la journée don­née était aus­picieuse pour l’ac­tiv­ité désirée. Sinon, il ou elle pour­rait établir tous les jours au cours des deux prochains mois qui seraient prop­ices à une activ­ité don­née. Bien que la rela­tion exacte entre ce forme de div­ina­tion et le jeu demeure incer­tain, il est cer­tain que le plateau et les ter­mes util­isés pour obtenir des for­mules dérivent directe­ment du jeu de Liubo. Il est aus­si fort prob­a­ble que l’or­dre des signes sex­agé­naires sur la carte ait suivi la même séquence que les mou­ve­ments des pièces de Liubo. Ceci étant le cas, il sem­ble que le mou­ve­ment des pièces de Liubo dans le jeu, tel que dic­té par les tiges ou les dés de lancer, a suivi une séquence mod­elée sur, ou four­nissant un mod­èle pour, un sys­tème de la div­ina­tion.

Bien que les preuves archéologiques rel­a­tives à la Liubo et au plateau div­ina­toire Yin­wan indiquent claire­ment la forte rela­tion du jeu avec la div­ina­tion, la sig­ni­fi­ca­tion de ce lien n’est révélée que dans les pre­mières anec­dotes sur le jeu. Trois d’en­tre eux ont été rassem­blés par Yang Lien-sheng dans son deux­ième arti­cle sur le sujet. Comme l’a noté Yang, dans ces his­toires, des mor­tels ambitieux cherchent à jouer à la Liubo avec des esprits ou des pou­voirs célestes afin d’obtenir d’eux des pou­voirs surhu­mains. Ain­si, dans une anec­dote Shi ji, un roi Shang fit faire une stat­ue représen­tant un esprit céleste (tian shen), puis joua au Liubo con­tre lui avec l’un des sujets du roi faisant les mou­ve­ments du dieu. Quand l’e­sprit a été vain­cu, le roi en a abusé et l’a insulté. Dans une his­toire dans le Han, Feizi roi de Zhao Zhao de Qin a ordon­né aux arti­sans d’escalad­er le mont Hua et là de faire des bâtons de lancer de bo géant à par­tir des noy­aux des arbres. Ensuite, il fit graver une inscrip­tion : « Le roi Zhao joua un jour du bo con­tre un esprit céleste à cet endroit. »

Enfin, un ora­teur dans le Zhanguo par­le d’une « jeunesse auda­cieuse (han shao nian) » qui a con­testé la divinité d’un sanc­tu­aire au dieu de la terre à un jeu de bo. Les enjeux stip­u­laient que si la jeunesse gag­nait il emprun­terait le pou­voir du dieu pour trois jours, tan­dis que si elle per­dait le dieu pour­rait le faire souf­frir. Il fit des lancers pour le dieu avec sa main gauche, des lancers pour lui-même avec sa droite, et gagna la par­tie. Il emprun­ta donc le pou­voir du dieu mais ne le ren­dit pas. Après trois jours, le dieu alla le chercher, et par con­séquent le bosquet autour du sanc­tu­aire se dessécha et mou­rut.

Il est sig­ni­fi­catif que le « jeune » dans cette his­toire avec sa propen­sion au jeu soit un exem­ple des jeunes vio­lents décrits dans de nom­breux textes des Roy­aumes Com­bat­tants et des Han. Ces fig­ures les pre­miers équiv­a­lents du liu mang (un gang­ster) mod­erne, pas­saient leurs journées sur la place du marché à organ­is­er des com­bats de coqs, à met­tre en scène des cours­es de lièvres et à jouer, notam­ment au Liubo Il con­vient donc de not­er que tous ceux iden­ti­fiés dans les his­toires recueil­lies par Yang comme jouant du Liubo con­tre les esprits sont dépeints comme des per­son­nages à la lim­ite du crim­inel qui défient l’or­dre clas­sique.

Ce point peut être dévelop­pé davan­tage en exam­i­nant une his­toire finale que Yang a omise. Le regret­té Han Feng­su tong yi de l’Est racon­te com­ment l’empereur Wu jouait au bo avec un immor­tel au mont Tai, mais les bâtons qu’il jetait étaient avalés dans la roche. Bien que les enjeux du jeu ne soient pas explicite­ment nom­més, Ying Shao a directe­ment lié cette his­toire à un con­te dans lequel, au som­met du mont Tai, il y avait une boîte en métal avec des ban­des de jade qui pou­vait- prédire la durée de vie des gens. L’empereur Wu, apparem­ment en faisant son sac­ri­fice de Feng à la pour­suite de l’im­mor­tal­ité, a tiré des comptes indi­quant la mort à l’âge de dix-huit ans, mais les a inver­sés dans l’acte de les lire à haute voix et a ain­si pu vivre jusqu’à ce qu’il ait plus de 80 ans 0Id.2] Étant don­né que la ques­tion dis­cutée dans ce pas­sage du Feng­su tong yi est la folie de la pour­suite de l’im­mor­tal­ité par l’empereur, et que l’his­toire de la boîte traite de la pro­lon­ga­tion de la durée de vie par la manip­u­la­tion habile des bâtons mag­iques, il sem­ble que le jeu de Liubo avec l’im­mor­tel — dans lequel les bâtons sont rev­enues dans le sol au lieu d’en sor­tir — était aus­si sur le gain final de l’im­mor­tal­ité. La dis­pari­tion des bâtons indique donc la défaite de l’empereur et sa mort inévitable. L’histoire ne dit pas que la boîte avec les bâtons indi­quant les durées de vie a été enter­rée, mais il est claire­ment lié à la boîte con­tenant le mes­sage de l’empereur aux dieux — égale­ment sur les bâtons– qui a été enter­rée sur le dessus de la mon­tagne dans le cadre du sac­ri­fice des Feng.

Ying Shao se moque de ces deux his­toires, et souligne que puisque l’empereur avait déjà quar­ante-sept ans à l’époque où il a gravi le mont Tai, il pou­vait dif­fi­cile­ment avoir une durée de vie de dix-huit ans. Néan­moins, le point impor­tant est l’ex­is­tence des his­toires, et non l’at­ti­tude de Ying Shao à leur égard. En effet, la tra­di­tion selon laque­lle le mont Tai con­nais­sait la longueur de la vie des gens est égale­ment con­signée dans le texte du troisième siè­cle de notre ère, le Bo wu zhi. La manip­u­la­tion par l’empereur Wu des bâtons pour pro­longer sa vie, et son jeu du Liubo pour apparem­ment gag­n­er encore plus d’an­nées, mon­trent que le jeu lorsqu’il était joué con­tre des immor­tels, était util­isé par l’homme pour éten­dre ses pou­voirs et mod­i­fi­er son des­tin, pour manip­uler son monde. Et une fois de plus, jouer à la Liubo con­tre les esprits est lié au défi con­tre l’or­dre établi.

Dans ces his­toires, l’en­jeu du jeu était un pou­voir mag­ique pour le vain­queur, un pou­voir à acquérir par une forme de com­bat avec le roy­aume des esprits. Le roi dans la pre­mière his­toire est décrit comme un homme immoral qui a tiré des flèch­es dans un sac de cuir rem­pli de sang et a dit qu’il “tirait dans le ciel”. En fin de compte, il a été frap­pé par la foudre alors qu’il chas­sait, il est donc clair que le jeu de bo fai­sait par­tie d’une lutte avec les pou­voirs célestes que le roi a finale­ment per­du. De même, l’escalade d’une mon­tagne, mode stan­dard de com­mu­ni­ca­tion avec les esprits, et l’ap­po­si­tion d’une inscrip­tion au som­met de celle-ci était une forme de reven­di­ca­tion de la maîtrise d’un état ou du monde, comme en témoignent les inscrip­tions de mon­tagne de Qin Shi­huang et les sac­ri­fices feng et shan de l’Em­pereur Wu qui sont égale­ment asso­ciés dans les mythes aux jeux de bo con­tre les esprits. Ain­si dans chaque cas le jeu du bo avec l’e­sprit était — une ten­ta­tive pour acquérir son pou­voir comme un moyen de maîtris­er le monde.

Ce thème du jeu du bo avec les esprits occupe égale­ment une place impor­tante dans l’art funéraire Han et dans les miroirs ultérieurs, bien que les exem­ples qui met­tent en scène des êtres sur­na­turels représen­tent deux immor­tels jouant l’un con­tre l’autre, plutôt que con­tre un mor­tel. La plu­part de ces cor­re­spon­dances dans l’art Han entre immor­tels sont représen­tées sur les som­mets des mon­tagnes, comme dans les his­toires de l’empereur Wu et du roi Zhao. La rela­tion entre la Liubo et l’im­mor­tal­ité est aus­si prob­a­ble­ment liée à la mon­tée des immor­tels comme motif majeur dans le décor de miroirs du dernier siè­cle des Han.

Ces his­toires de jeux de hasard avec des esprits pour gag­n­er leur pou­voir démon­trent un lien clair entre la Liubo comme forme de jeu et comme forme de div­ina­tion. La div­ina­tion est aus­si une méth­ode pour manip­uler les esprits afin d’obtenir des élé­ments de leurs con­nais­sances et de leur pou­voir qui peu­vent ensuite être util­isés au prof­it du devin ou de son client. Comme nous l’avons vu plus haut, le Liubo comme les autres formes de « cartes tu » aux­quelles elle se rap­por­tent étaient une représen­ta­tion graphique des struc­tures du cos­mos, dont la maîtrise pou­vait don­ner du pou­voir. Cette rela­tion entre la manip­u­la­tion des mod­èles du monde, la div­ina­tion et les esprits dom­i­na­teurs fig­ure dans l’his­toire sur l’u­til­i­sa­tion du plateau de devin par Wang Mang qui a été citée précédem­ment. Il est égale­ment démon­tré dans l’his­toire con­nexe qui dépeint le devin Wei Ping s’alig­nant lui-même et le con­seil du devin, obser­vant les phénomènes astraux, et manip­u­lant le disque afin d’obtenir la con­nais­sance qu’il cherche.

Dans toutes ces his­toires, le jeu et la div­ina­tion fig­urent donc comme deux moyens d’u­tilis­er le monde des esprits pour assur­er la maîtrise dans le monde des hommes. Dans le mod­èle de Liubo div­ina­toire ou le plateau de devin sont décrites comme des répliques du monde qui aident l’u­til­isa­teur à se situer dans les proces­sus naturels cachés du cos­mos et à assim­i­l­er ain­si leurs pou­voirs à ses pro­jets. Le plateau de devin Yin­wan, qui offrait un proces­sus mécanique pour trou­ver les jours que les alter­nances régulières de cycles cal­endaires était appro­prié pour divers­es activ­ités, et expri­mait une vision sim­i­laire de l’u­til­i­sa­tion du plateau de Liubo. Dans les anec­dotes sur les jeux de hasard, cepen­dant, le Liubo devient un duel entre le monde des hommes et celui des esprits, ou entre deux esprits tels qu’ils sont représen­tés dans l’art Han, dans lequel le vain­queur s’as­sure les pou­voirs du per­dant. Ces visions rivales de l’u­til­i­sa­tion du con­seil d’ad­min­is­tra­tion sont l’un des aspects d’un dif­férend plus large qui a éclaté au début de la Chine. D’un côté, cer­tains imag­i­naient un monde dom­iné par des esprits act­ifs et anthro­po­mor­phes qui pour­raient être traités par des ver­sions des moyens util­isés pour traiter avec les gens : le sac­ri­fice comme forme de paiement, l’ex­or­cisme comme men­ace physique et le jeu comme bataille pour le suc­cès et le pou­voir. D’autre part, il y avait ceux qui voy­aient le cos­mos comme un ordre réguli­er régi par des règles et des ten­dances invari­ables, bien que sou­vent cachées, qui ne répondaient qu’à des proces­sus mécaniques de manip­u­la­tion des éner­gies naturelles (qi) ou des forces morales humaines.

L’ex­em­ple le plus clair de ce débat est la manière dont plusieurs textes ru — y com­pris le Men­cius, cer­tains chapitres du Shang shu et le Zuo zhuan — ont refusé la pos­si­bil­ité de manip­uler les pou­voirs du monde spir­ituel par le sac­ri­fice ou la div­ina­tion. Ces textes pro­po­saient une doc­trine dis­ant que les per­cep­tions ou la volon­té du Ciel étaient iden­tiques à celles du peu­ple, que con­naître la nature humaine était de con­naître le Ciel, et que le man­dat du Ciel était l’équiv­a­lent de la volon­té du peu­ple. Cette doc­trine appa­raît égale­ment dans le Zuo zhuan comme faisant par­tie d’une cri­tique de la croy­ance que l’on peut dis­cern­er la volon­té du Ciel dans les présages et obtenir le sou­tien des esprits par le sac­ri­fice. Au lieu de chercher le sou­tien d’un ciel déi­fié ou d’e­sprits célestes, le Zuo zhuan fait val­oir que le sou­verain devrait fonder son pou­voir sur le sou­tien du peu­ple. Plutôt que d’at­tribuer des prodi­ges de la nature aux actions des esprits, il devrait recon­naître qu’elles reflè­tent des per­tur­ba­tions dans le domaine humain.

Un dis­cours affirme même que les gens ont généré des prodi­ges par la puis­sance de leur Qi, les mêmes éner­gies qui ont guidé les proces­sus naturels. Cette même ten­sion entre l’ex­pli­ca­tion du monde par des appels à l’ac­tion des esprits et par la référence à l’in­flu­ence des flux d’én­ergie appa­raît égale­ment dans les con­flits au Zuo zhuan sur les orig­ines de la mal­adie. Elle se trou­ve dans ce débat plus large sur la rela­tion de l’homme au cos­mos ou au monde non-humain que l’on peut situer les liens entre le jeu et la div­ina­tion en Chine. Tous deux cher­chaient à maîtris­er les proces­sus qui échap­paient au con­trôle humain con­ven­tion­nel, mais ils dif­féraient dans leur com­préhen­sion de ce qu’é­taient ces proces­sus et com­ment ils pou­vaient être con­nus ou mod­i­fiés.

Le jeu et la div­ina­tion sont deux activ­ités qui ont joué un rôle majeur dans la civil­i­sa­tion chi­noise jusqu’à nos jours. Alors que la sec­onde a fait l’ob­jet de nom­breuses études, la pre­mière a été très remar­quée mais large­ment ignorée, peut-être parce qu’elle est con­sid­érée comme trop déshon­o­rante, ou com­plète­ment étrangère à la sig­ni­fi­ca­tion “religieuse” avec laque­lle nous investis­sons la div­ina­tion. En fait, comme le mon­trent les nou­velles preuves trou­vées dans les tombes de Qin et Han, les activ­ités de div­ina­tion et de jeu étaient liées comme des méth­odes par lesquelles les gens cher­chaient à acquérir une cer­taine maîtrise des forces incon­nues ou du des­tin aveu­gle qui sem­blait domin­er leur vie, et à manip­uler ces forces à leur prof­it. L’un jouait avec les esprits pour gag­n­er du pou­voir sur eux ou pour s’as­sur­er leurs pou­voirs, et l’autre util­i­sait les out­ils du jeu dans cer­taines formes de div­ina­tion pour trou­ver un chemin dans le roy­aume de l’in­cer­ti­tude. Mal­gré de nom­breuses ten­ta­tives pour sépar­er les deux activ­ités, elles se sont mélangées l’une à l’autre à maintes repris­es. Ce n’est donc peut-être que lorsque nous aurons pris la mesure de l’im­por­tance du ma jiang (jeu de mahjong) et des cours­es de chevaux dans la vie chi­noise que nous pour­rons appréci­er pleine­ment l’im­por­tance du Yi Jing.

Source du texte orig­i­nal : http://www.sino-platonic.org/complete/spp121_dicing_divination_china.pdf

[1] Mar­cel Deti­enne, L’écri­t­ure d’Or­phée (Paris : Gal­li­mard, 1989), p. 101–15, spé­ciale­ment les p. 105–09.

[2] Mar­cel Deti­enne et Jean-Pierre Ver­nant, Cun­ning Intel­li­gence in Greek Cul­ture and Soci­ety, tr. Janet Lloyd (Sus­sex : Har­vester, 1978)

[3] Deti­enne, L’écri­t­ure, p. 105 ; Jonathan S. Burgess, The Tra­di­tion o/the Tro­jan War in Homer & the Epic Cycle (Bal­ti­more : Johns Hop­kins, 2001), ch. 3.

[4] En grec apo­r­ia, absence de pas­sage, dif­fi­culté, embar­ras.

[5] Mark Edward Lewis, Writ­ing and Author­i­ty in Ear­ly Chi­na (Albany : SUNY, 1999), pp. 252–86.

[6] Sun Zi auteur de l’Art de la Guerre.