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J’ai en 2014 publié la première partie d’un article intitulé ″Qu’en est-il de cette nouvelle entreprise ? (1/2)″.
Rédigeant d’ordinaire très peu d’analyses de tirages, celui qui est décrypté ici m’avait alors semblé illustrer l’importance de ne pas se contenter d’une interprétation hâtive ou trop évidente (j’ose d’ailleurs espérer que 6 ans entre les deux volets ne manifestent pas trop d’empressement…).
Lors de mes échanges avec les spécialistes ou apprentis en Yi Jing, je suis en effet fréquemment et paradoxalement déstabilisé par leurs affirmations et les certitudes dont elles témoignent : ″Tel trait signifie toujours ceci… Tel hexagramme veut forcément dire cela…Ce texte ou ce terme doivent être traduits comme ceci pour telle raison historique, étymologique ou syntaxique… etc.″.
Accordant parfois trop de crédit à leurs prédécesseurs, ou nourris de leurs propres expériences et déductions précédentes, traducteurs, commentateurs et interprètes limitent ainsi à priori le champ des possibles. Au niveau du texte cela se manifeste par l’acceptation aveugle du premier sens des mots, d’un commentaire illustre ou d’un consensus. Les raisons en sont probablement multiples : confiance excessive en l’écrit et aux experts, impatience de résoudre la tension de la question, préférence pour la simplicité plutôt que la complexité.
La recherche de la complexité ne doit certes pas constituer une fin en soi. Désignée par des synonymes tels que ″richesse″ ou ″profondeur″, elle devient par contre beaucoup plus simple et attrayante.
Je crois important d’exiger davantage, et suis convaincu que le ″travail des textes″ permet la plupart du temps d’extraire de nombreuses gemmes des scories du passé.
Mais les premiers fruits de cette errance laborieuse sont tout d’abord l’imprégnation de la puissance des hexagrammes et de l’état d’esprit dont ils sont porteurs. La question avait été déterminée à une étape précédente… Est ici affermie la détermination du questionneur ou de l’interprète. Ce faisant, le traducteur (des textes) ou l’interprète (du message divinatoire) s’approprie l’héritage, se transforme en 君子 junzi le ″noble héritier″. Ravivant le tranchant de l’outil, il en devient co-créateur et renforce ainsi l’ancrage de sa propre démarche.
La Question et son Contexte
Le 1er octobre 1993, juste avant d’aller déposer les statuts de mon entreprise, je consultai le Yi Jing désireux des conseils du Vieux Livre. Il s’agissait en quelque sorte d’établir l’horoscope au jour de naissance de cette nouvelle situation. La question se résuma simplement à : ″Qu’en est-il de cette nouvelle entreprise ?″.
Interprétation Classique
Le pivot entre les hexagrammes H30 (situation) et H22 (perspective) est le quatrième trait.
Son commentaire est :
突 如 ; 其 來 如 ; 焚 如 ; 死 如 ; 棄 如
tú rú qí lái rú fén rú sǐ rú qì rú
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Dont les traductions françaises les plus usitées sont :
″Son arrivée est soudaine. Il s’embrase, meurt, est rejeté.″ (Whilelm et Perrot)
″Comme un courant rapide, de même il vient ; comme brûlant, comme mort ; comme abandonné.″ (Philastre)
″Jaillir ; En revenir ; Brûler ; Mourir ; Renoncer″ (Javary)
Parmi les commentateurs anglophones faisant désormais autorité John Minford écrit :
″C’est une fausse illumination, une flamme sans lumière intérieure…″
Il sanctionne sa version de l’″Oracle de l’Age de Bronze″ d’un :
″S’agit-il d’une attaque soudaine de l’ennemi ?″ sans équivoque.
A première lecture toute personne de bon sens interpréterait donc simplement ce texte comme une forte injonction à renoncer…
Envol : le Mot-clé
Les composantes du caractère 如 rú qui apparaît 5 fois et que Philastre traduit par ″comme″ sont déjà très ″parlantes″ : Selon le Shuo Wen ″Xu Kai a dit : La femme suit le sort de son père et la vie de son mari, alors elle suit leur bouche.″ donne le sens initial (oraculaire) de suivre, égaler.
La quatrième position est paire, donc yin. Trait le plus bas du trigramme du haut , le quatrième trait est donc le plus humble de ceux aux rangs élevés. Associé au rôle du ministre, sa mission consiste à faire écho à la voix du prince (en cinquième place) vers ceux qui sont en bas (traits du bas).
Dans cet hexagramme, il est situé au milieu de ☱ 兌 duì correspondant à la bouche, au sommet de ☴ 巽 xùn et à la base de ☲ 離 lí. Ces trois trigrammes correspondent respectivement à la dernière, première et seconde fille, d’où l’association avec la femme ou la fille et la notion de suivre (et même de se suivre).
Cela nous éloigne considérablement de l’autoritarisme contrarié que véhiculent les traductions usuelles…
Selon le découpage traditionnel du texte ce caractère vient rythmer la fin de chaque phrase… Le Grand Dictionnaire Ricci indique qu’utilisé en tant que suffixe ce terme peut être équivalent à 焉 yān dont l’étymologie montre un oiseau jaune.
…Or notre hexagramme de situation est H30 (Filet de l’oiseleur) et peut donc être rapproché du Loriot jaune cher à Confucius :
″Le loriot jaune, quand il gazouille, sait très bien se tenir.″ (Livre des Odes)
″Se pourrait-il qu’un être humain en sache moins que cet oiseau ?″ (Confucius)
Est ici évoqué l’à-propos du hasard, mobilisé, par exemple, lors d’une consultation du Yi Jing. Ce faisant le maître, la parole que l’on suit, n’est pas une autorité ordinaire, mais une voix de l’autre monde. Aux yeux du commun cela passe bien souvent pour de l’errance, de l’indécision, voire de l’inconséquence.
Plongée : le Grand Dictionnaire Ricci
En tant que particule finale 如 rú sert à renforcer une affirmation ou poser une question.
Le Grand Dictionnaire Ricci dans sa version numérique offre une précieuse fonctionnalité : la recherche d’expressions de deux ou plusieurs termes… Ainsi pour 突如其來, les 4 premiers mots du texte, on obtient : se produire à l’improviste.
…Où l’on retrouve la qualité du loriot jaune qui ″se posant au hasard, se pose toujours à l’endroit juste″.
Mais cela implique alors de découper autrement le texte chinois :
突 如 其 來 ; 如 焚 如 ; 死 如 ; 棄 如
Utilisant de nouveau la recherche d’expression dans le Ricci pour les sixième et septième mots 焚如 on trouve : ″Feu ardent″. Cela correspond bien à la superposition des deux trigrammes Li associés au feu.
Le cinquième mot 如 rú ne se retrouve donc plus en dernière mais en première position de la phrase. Il prend alors le sens de ″comme″ et on peut lire les caractères 5, 6 et 7 en une seule expression : ″comme un feu ardent″, que nous reformulerons en ″avec ardeur″.
Le texte chinois devient donc :
突 如 其 來 ; 如 焚 如 ; 死 如 ; 棄 如
Pour le huitième terme死sǐ communément traduit par ″ mourir ″, en prolongement de l’expression précédente, une des propositions du Ricci est ″de toutes ses forces ; jusqu’à la dernière extrémité″. Nous sommes de nouveau en présence au neuvième caractère du fameux 如 rú qui prend bien cette fois le rôle d’un suffixe de renforcement et, manifestant encore plus cette détermination, vient clore la troisième expression :
突 如 其 來 ; 如 焚 如 ; 死 如 ; 棄 如
Le dixième caractère 棄 qì exprime généralement l’idée de rejet. J’y préfère un des sens proposés par le Ricci : ″Oublier ; passer sur ; ne pas considérer″. L’hexagramme dérivé est H22 ″Grâce″. Il s’agit donc de ne pas se limiter aux apparences. Cela est encore une fois renforcé par le suffixe 如 rú en onzième position.
Conclusion
Une traduction (évolutive !) serait donc :
突 如 其 來 ; 如 焚 如 ; 死 如 ; 棄 如
tú rú qí lái rú fén rú sǐ rú qì rú
Selon les opportunités,
avec ardeur,
s’efforcer de
dépasser les limites apparentes.
Cela est bien différent des traductions officielles, mais beaucoup plus en accord avec la seconde et dernière phrase du texte du jugement de H22 (l’hexagramme de perspective) : 利有攸往 ″Il est profitable d’avoir où aller″.
Le yin, le féminin sont également présents dans la première phrase 亨小 hēng xiǎo ″développement du petit″. Le premier terme 亨 ayant le sens de ″Pénétrer de part en part ; traverser sans obstacle ; exercer une influence au plus profond de″, on retrouve donc l’oubli des limites.
Mon interprétation du moment fut :
″Avec une confiance déterminée, même ce qui semble impossible devient petit à petit possible.″
…Cette entreprise me nourrit désormais depuis 27 ans.
Engagement
Tel Google, le Yi Jing donne toujours des réponses. La vraie question est de savoir à quel niveau nous sommes déterminés à les lire :
- Comme l’horoscope de notre journal local ? : la lecture rapide d’une traduction réputée fiable et accessible à chacun sera suffisante.
- Comme les meilleures propositions de Google ou Facebook ou YouTube (dont chacun sait désormais que les algorithmes sont biaisés ?) : les conseils stratégiques sélectionnés à l’époque pour conforter les pouvoirs en place seront suffisants.
- Avec la même exigence que les chamanes de l’antiquité ? : un travail préalable et constant sur sa propre personne, une démarche consciente et affirmée du rôle de passeur sont alors requis.
Aucun choix n’est meilleur qu’un autre puisque tous ″fonctionnent″, mais que l’on consulte pour soi-même, pour les autres ou encore que l’on écoute l’interprétation d’un tiers, le niveau d’accès à l’indéterminé dépend de la manière dont on se détermine. Il en est de même que pour le yoga : nous pouvons tout à fait pratiquer pour nous déstresser, nous assouplir, augmenter nos performances ou nous faire des amis… Mais les yogasūtras de Patañjali, parlent de tout autre chose.
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H30/4 s’adresse donc également aux devins : L’interprète est le réceptacle des 口 paroles cachées dans le caractère 如 rú et lorsqu’il s’exprime à son tour c’est par un écho féminin 女 (seconde composante du caractère) : épousant la voix, il trouve sa voie.
Tel l’oiseau jaune, il quitte sa zone de confort, le nid ou l’arborescence du système sur lequel il s’appuyait et s’envolant vers l’inconnu accède à une autre dimension.
Échappant aux lois et à la raison ″normales″, il sait devoir plonger dans le non-savoir. Se tournant avec détermination vers l’indéterminé, il se met au diapason de l’humilité et la vulnérabilité de celui qui pose une question… parce qu’il ne sait pas :
Oubliant tous les savoirs antérieurs (les siens et ceux de ses prédécesseurs) c’est essentiellement parce qu’il accepte et choisit de ne pas savoir où il se posera, qu’il posera toujours les mots justes.
Georges Saby et moi-même insistons donc sur des notes, notions et traductions évolutives. Nous sommes convaincus qu’aucune traduction définitive ne peut transcrire de façon adéquate la dynamique du présent en devenir, qu’aucune interprétation non actualisée par un travail ne peut incorporer dignement le souffle de l’inconnu.